18 août 2016

« IRAK 10 ans, 100 Regards » : Entretiens avec Feurat Alani, réalisateur et Uwe Lothar Müller, rédacteur en chef adjoint Arte Reportage

par Aurore Cros

Des éclats de rires, des enfants qui jouent dans une décharge tandis que des responsables irakiens profitent de leurs soirées festives. En arrière-plan, les puits de pétroles viennent contraster le tableau. «Maliki quitte le gouvernement, le peuple ne te veut pas » scandent ces enfants. Le regard de l’un d’eux se tourne vers l’usine pétrolière qu’on aperçoit au loin, à quelques mètres de là. Des « regards d’Irakiens » croisés à ceux qui ont embrassé une décennie irakienne entre 2003 et 2013, c’est ce que propose le web-documentaire d’Arte Irak, 10 ans, 100 regards » lancé en mars 2013 à l’initiative du directeur d’information d’Arte Reportage, Marco Nassivera,et des rédacteurs en chef d’Arte Reportage, Philippe Brachet et Uwe Lothar Müller. Que reste-t-il de l’Irak dix ans après l’invasion américaine ? Que sait-ont vraiment de l’Irak ? Encore aujourd’hui, un flou glaçant dans les médias tend à effacer des mémoires l’après conflit irakien.

 

Propos recueillis par Aurore Cros

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Feurat Alani

Voir comment vivent les gens après, quand on oublie la guerre, voilà ce qui m’intéresse et, je pense, intéresse les gens.

Feurat Alani est un journaliste français d’origine irakienne, ancien correspondant à Bagdad entre 2003 et 2008, il est surtout réalisateur de documentaire. Il a couvert la guerre et l’après-guerre en Irak pour des médias français, belges, suisses, canadiens. Il a créé sa société de production à Dubaï. Il réalise des reportages et documentaires pour des chaînes françaises mais également pour Al Jazeera ou encore la RTS. Dans ce web-documentaire, on lui a confié la mission du « Carnet de Route ».

Expliquez-moi la démarche de la rubrique « Carnet de Route » sur le site « Irak : 10 ans, 100 regards » ?

La démarche était de donner un aperçu de la vie quotidienne des Irakiens que l’on voit peu dans les médias. On résume l’Irak à des chiffres, à des attentats, à des kidnappings. Ce web-documentaire avait pour vocation de montrer autre chose, de raconter les histoires humaines.

Est-ce que c’était votre idée d’aller à la rencontre de ces irakiens ?

On m’a donné la responsabilité d’une rubrique nommée Carnet de route où le but était effectivement d’aller à la rencontre des Irakiens. C’est un choix personnel. Et c’est surtout une ligne éditoriale que j’emploie dans la plupart de mes travaux sur l’Irak ou ailleurs : donner la priorité aux Irakiens lambdas, s’intéresser à leur vie au-delà des chiffres et des clichés.

A un moment donné vous parlez d’un vide sécuritaire causée par l’administration américaine après la chute du régime de Sadam Hussein? Vous pouvez m’en dire plus là-dessus ?

Lorsque Paul Bremer a été choisi par Georges W. Bush pour gouverner l’Irak après la chute de Bagdad en 2003, toutes les institutions étatiques ont été démantelées. Paul Bremer a mis à la rue des centaines de milliers de soldats, de policiers, d’agents de l’Etat, de professeurs, et j’en passe. Sous le prétexte de « débasifier » l’Irak, donc expurger le pays de l’ancien parti politique gouvernant le pays, le gouverneur américain a mis à la porte tous ces éléments constitutifs d’un Etat : les institutions et les personnes qualifiées. Résultat : un vide sécuritaire, politique, sociale s’est installé.

Vous dites que la vie ne cesse d’augmenter en Irak pour ses habitants qui gagnent un salaire d’environ 300 euros par mois ? Comment expliquez-vous cela ? Alors que pourtant avec l’Iran, l’Irak est l’un des premiers exportateurs de pétrole.

Malgré la guerre, la vie est chère en Irak. Notamment parce que le pouvoir d’achat n’augmente pas, parce que la corruption gangrène tous les secteurs de la société, et parce que le pétrole vendu est mal redistribué et utilisé. L’Irak a les plus grandes réserves de pétrole au monde. En terme d’exportations, il se situe effectivement en troisième position après l’Arabie et l’Iran. Et pourtant, rien n’y fait. Le pays ne se développe pas à cause de l’insécurité, de l’incompétence des élites politiques, de la guerre contre l’organisation de l’Etat islamique et de la corruption.

Qu’avez appris sur l’industrie du pétrole en Irak?

Beaucoup de choses mais bien avant ce web-documentaire, j’avais co-réalisé en 2009 un film intitulé « A qui appartient l’Irak? » diffusé sur Arte.
J’avais eu accès au ministère du pétrole irakien et suivi les négociations de contrats avec des compagnies pétrolières étrangères jusqu’aux signatures. Là encore, nous allions d’abord voir les Irakiens de la rue pour savoir ce qu’ils attendaient de ces contrats. Comme toujours, la déception et l’amertume dominaient dans leurs discours.

Dans vos reportages, vous avez un regard très humain, très proche des irakiens, c’est une autre manière d’interpeller les gens sur la situation en Irak ?

L’angle que je choisis pour mes reportages est très humain parce que je veux raconter l’actualité en intéressant les gens. Les intéresser passe d’abord justement par nous intéresser aux gens. Je n’aime pas la qualification que l’on me donne parfois de « reporter de guerre ». D’abord parce que je ne me rends pas uniquement dans les pays en guerre, mais surtout parce que j’y vais souvent juste après, lorsque les journalistes ont déserté. Je préfère donc être vu comme un « reporter d’après-guerre ». Voir comment vivent les gens après, quand on oublie la guerre, voilà ce qui m’intéresse et, je pense, intéresse les gens.

Qui souhaitiez-vous atteindre dans vos reportages ?

Tout le monde, sans distinction. L’idée est de faire passer le message. Qu’il soit compris et entendu par un maximum de monde. Mais je ne crois pas que les journalistes pensent à cela lorsqu’ils sont sur le terrain. Je pense d’abord à raconter une histoire et à relater les faits.

Quelles ont été justement les premières réactions après la diffusion de ces reportages ?

Beaucoup de gens, notamment sur Internet, nous ont remercié parce qu’ils trouvaient ces histoires très humaines. La réaction des gens s’est porté sur les ressemblances finalement dans la vie quotidienne des irakiens et de celle des Français par exemple : la cherté de la vie, la sécurité des enfants, l’avenir.

Qu’est-ce qui vous a profondément marqué dans la réalisation de vos reportages ?

Ce qui me marque le plus sont les rencontres avec les parents de victimes. Je rencontre souvent des parents qui ont perdu leurs enfants, des frères et sœurs qui ont perdu leurs parents. Tout cela dans des conditions horribles liées à la guerre.

Quelle rencontre vous a le plus marqué en Irak?

Il y en a eu beaucoup. Je pense par exemple à cette famille pauvre que j’avais rencontré sur le chemin de retour d’un champ pétrolifère vers Bassorah, dans le Sud de l’Irak. Ils étaient très pauvres, leurs visages étaient noircis (peut être par la pollution environnante) et en second plan, on voyait les flammes au loin des champs pétroliers. La richesse du pays et en même temps la pauvreté des Irakiens.

Il y a une rencontre d’un autre type qui m’a marqué, celle du politicien irakien Ahmed Al Chalabi dans sa maison à Bagdad. Il est célèbre pour avoir été la caution irakienne des mensonges américains. Il a été parmi d’autres celui qui justifié les mensonges sur les armes de destruction massive. Notre rencontre a été assez étrange. J’avais en face de moi l’un des principaux artisans de cette catastrophe qu’a été et continue d’être l’invasion américaine de l’Irak.

Quelle fut la principale difficulté que vous avez rencontré dans la réalisation de « Carnet de Route » ?

La principale difficulté a été de passer d’une région à l’autre sans trop se faire repérer. Nous avons traversé tout l’Irak du nord au sud en passant par des villes à majorité sunnites, chiites, kurdes. Il a donc fallu composer avec cela.

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Uwe Lothar Müller

On voit des êtres humains qui agissent, qui sont touchés par cette violence, qui ne savent pas quoi faire, qui veulent la paix.

Uwe Lothar Müller, est le rédacteur en chef adjoint d’Arte Reportage, en charge du côté allemand, il travaille depuis plus de vingt ans pour Arte. Il y a dix ans il a été rédacteur en chef d’Arte Journal, d’Arte Info. Depuis quatre ans, il est rédacteur en chef adjoint chez Arte Reportage. Il travaille en ce moment sur le web-documentaire « Refugies » et s’est occupé en 2013 de tout l’aspect éditorial du projet.

 

Quel a été votre rôle dans le web-documentaire « Irak, 10 ans, 100 regards » ?

Je discute de l’aspect éditorial avec mes collègues français, et je suis responsable du côté allemand, je relis donc tous les textes en allemands. Dans la rubrique « Coups de Crayons » j’ai réalisé l’interview avec Anja Niedringhaus, une photographe allemande qui présentait ses photos noir et blanc, elle a travaillé pour l’AP à Kaboul. Et une autre avec un spécialiste, un orientaliste sur Babylon. Ici on est très polyvalent chez Arte.

Et justement concernant les partenaires, vous avez travaillé en collaboration étroite avec trois grands journaux Le Monde, The Guardian et Süddeutsche Zeitung. Quels ont été leur rôle exact dans ce web-documentaire ?

On a rassemblé les reportages de ces trois journaux publiés sur dix ans entre 2003 et 2013. C’était une manière de voir aussi à travers ces archives quelle différence il y avait entre la façon de traiter l’actualité en France, en Allemagne, et en Angleterre. Nous avions un partenariat avec ces trois journaux qui ont publié les reportages sur leur site, sur leur homepage.

Quelle était l’idée de départ, la ligne éditoriale définie avec vos collègues Philippe Brachet et le directeur Marco Nassivera ?

On voulait montrer 100 regards différents, sur une situation compliquée à comprendre. Comprendre qu’est-ce que c’était l’Irak à l’époque et qu’est-ce que c’est devenu. On voulait donner un spectre, le point de vue des spécialistes, des gens concernés par les irakiens, et surtout les irakiens eux-mêmes. Des scientifiques qui rassemblent les pièces d’un puzzle. L’objectif était de comprendre la situation en Irak dans sa globalité.

J’ai été très étonné moi-même, c’est le berceau de l’humanité Babylone, ça a duré 800 ans. Tout ce qu’on a aujourd’hui, ça vient de Babylone. Et l’Irak c’est un pays qui a 100 ans. On voulait comprendre, essayer d’expliquer comment et pourquoi la situation en Irak est si compliquée aujourd’hui. On voulait discuter avec des irakiens qui nous donnaient leurs points de vue. Le but était de lire les choses différemment que dans ce que l’on voit dans les médias classiques. C’était un moyen de donner un overlook sur l’Irak. Aujourd’hui, quand vous lisez un article sur la situation en Irak, on relate seulement des faits qui se sont passés sur le moment, alors qu’aujourd’hui, la situation n’est plus du tout la même qu’il y a une semaine. Et comprendre la situation dans son ensemble, ce n’est pas la même chose, on voulait montrer tout le background à travers cent perspectives différentes.

Quels étaient ces regards ?

Des photographes, des scientifiques, des irakiens, des spécialistes, des journalistes, des illustrateurs. Un correspondant ne raconte pas la même chose qu’un irakien sur son pays. Par exemple, Anja, de l’agence AP a dévoilé des choses très intéressantes sur le comportement des soldats américains sur place. C’est très intéressant d’entrevoir une toute autre réalité.

Et qu’est-ce qu’on apprend de cette autre réalité ?

On voit des êtres humains qui agissent, qui sont touchés par cette violence, qui ne savent pas quoi faire, qui veulent la paix. Mais après la dictature, Sadam Hussein, et après les attaques à l’amiante c’est un pays qui est encore déchiré. Ce qu’avait dit Monsieur Bush, « on va faire tomber Sadam Hussein, pour faire venir la démocratie totale », c’est un mensonge.

Quels ont été les étapes de production ? Comment avez-vous sélectionné les réalisateurs ?

Nous avions déjà un réseau bien établi, on les connaissait d’avant. Aujourd’hui, c’était la 740ème émission, cela fait dix ans que Arte Reportage existe. Pendant des années, nous avons travaillé avec de nombreux reporters. On réfléchit alors à une équipe avec un peu d’expérience. Nous avons des spécialistes, des reporters qui ont l’habitude de travailler dans des situations de crise. On ne peut pas envoyer quelqu’un sans expérience. Même quelqu’un d’expérimenté est censé rester en contact avec la rédaction. Tous les jours, il y avait un croisement des mails, des sms, de Whatsapp.

 

 

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