« Je ne peux pas, j’ai SVOD ». Cette phrase, aussi risible qu’improbable intègrera-t-elle bientôt les pratiques langagières, au même titre que le désormais célèbre « Netflix and Chill » ? D’ici 2024, la SVOD dépassera le milliard d’adeptes, selon le Digital TV Research. Évoquer la SVOD, c’est d’abord retracer sa trajectoire fulgurante, qui trouve son point d’orgue au milieu des années 2000. À cette époque, la Subscription Video on Demand, un service donnant accès à de la vidéo sur demande par un système d’abonnement, ne connait ni la faveur, ni la ferveur du public. Ce dernier lui préfère les systèmes de diffusion d’antan, ceux qui ont précédé la SVOD; les chaînes spécialisées payantes sur lesquelles vous accédez à du contenu audiovisuel spécialisé (pay-per-view ou VOD), les vidéo-clubs, qui proposent la location de cassettes et de DVD physiques et les autres salles de cinéma qui diffusent des films sur présentation d’un ticket à usage unique.
Mais le virage numérique est passé par là. Il a offert aux diffuseurs [et à ceux qui tiennent les cordons de la bourse] un marché vierge sur lequel un positionnement rapide s’apparentait alors à un coup de poker, en raison de l’imprévisible succès de ces plateformes. Rapidement, Netflix, une société de location de DVD par internet américaine, prend la tangente. En 2008, après avoir sous-loué les droits de streaming de Starz, un service concurrent de HBO ou Showtime, Netflix obtient un catalogue de 2500 films et séries estampillées Disney et Sony pour une durée de quatre ans, après avoir déboursé la bagatelle de 30 millions de dollars. La néo-plateforme tire profit de son droit à diffuser ces contenus en même temps que la télévision payante et non plus avec un décalage de trois ans par rapport à la première diffusion [en tout cas pour une diffusion étasunienne]. Pari gagnant : dix ans plus tard, Netflix comptabilise plus de 150 millions d’abonnés payants à travers le monde et occupe une position hégémonique dans le secteur de la SVOD.
Cet engouement soudain était pourtant prévisible. L’Histoire nous l’a appris. Et les progrès techniques ont accru la rapidité des changements. En effet, la période moderne, qui s’ouvre dès 1789, fait apparaitre une succession d’inventions destinées à améliorer les moyens de communication — au sens large; chacune d’entre elles se perfectionnant et rendant immédiatement obsolète la précédente, car les usages se transforment à la vitesse de l’innovation. Cela aurait pu nous mettre la puce à l’oreille. Prenons la télévision par exemple. Le petit écran a eu son petit quart de siècle de gloire, mais son format linéaire ne lui a pas permis de résister sous sa forme originelle [bien qu’elle ait beaucoup muté déjà] à la course à l’instantanéité imputée au début du XXIème siècle avec l’apparition de SVOD. En d’autres termes, proposer la diffusion d’un programme à une heure fixe, était la clé du succès, comme le rendez-vous quotidien immanquable de 20h20 devant Plus belle la vie ou celui d’après-déjeuner, chez mamie, qui s’inquiétait du sort des Abott, protagonistes éternels des Feux de l’amour. Désormais, la place est davantage laissée à l’utilisateur qui [selon lui] affirme et affine ses goûts dans les dédales de galeries des plateformes de SVOD quand il veut et où il veut.
Bien que révolu au détriment de la place grandissante qu’occupent les SVOD, cet âge d’or de la télévision linéaire n’a pourtant pas causé la disparition des chaînes [publiques et privées]. La petite boîte noire, aujourd’hui [toujours] intégrée au décor de la plupart des foyers français [et du monde] n’est pas morte. On s’en sert différemment, c’est tout. L’écran a changé de visage. Exit les émissions populaires, JT et autres talk-shows des canaux linéaires, place à la vitrine de Netflix et son rouge rutilant. Les chaînes de télévision ont longtemps essayé de pallier un retard déjà considérable grâce à la télévision de rattrapage [le streaming], disponible sur internet et ses multiples ramifications crées par les industries technologiques modernes, Youtube en tête [mais aussi Twitter, Facebook Snapchat et les sites officiels des chaînes]. En vain.
Plus tard, alors que la SVOD a déjà impacté les audiences du petit écran, les pertes économiques qui en découlent obligent les chaînes à trouver des alternatives. Ainsi, depuis le 15 octobre 2019, Canal+ propose à ses abonnés un accès aux programmes Netflix dans leur bouquet, suite à un partenariat scellé mi-septembre entre les deux opérateurs. Dans ce mariage arriviste, les deux parties sont gagnantes : Canal + rééquilibre ses parts de marché en bénéficiant de l’aura Netflix et la plateforme de SVOD américaine étend son hégémonie dans l’hexagone. Ce n’est pas tout. La chaîne privée qui appartient à Vincent Bolloré devrait aussi sceller prochainement une alliance avec Disney + en assurant sa distribution sur le territoire français.
Cependant, n’est pas Crésus qui veut. Parce que se permettre d’envisager de tels projets nécessite un joli pécule… dont les chaînes de télévision publiques [financées par la redevance et l’État] ne disposent pas. À l’époque du crowdfunding et de la start-up nation, on s’en remet pourtant aux traditionnelles alliances, témoignant d’enjeux presque belliqueux. Ce modèle, qui a été testé dans des pays scandinaves et d’autres pays du vieux continent semble fonctionner. Non pas pour concurrencer les géants de la SVOD mais davantage pour conserver leur singularité, des chaînes publiques européennes font une cagnotte commune pour un même catalogue. À titre d’information néanmoins, Salto, la plateforme made in France qui devrait voir le jour au printemps 2020 [issue d’une alliance entre TF1, M6 et France Télévisions] représentera un budget d’environ 135 millions de dollars sur trois ans alors que celui de Netflix avoisine presque les 20 milliards annuels.
Il n’y a pas que Netflix. La SVOD, c’est aussi Amazon Prime, Disney+ [pour les plus connus] ou encore Mubi, l’anti-Netflix par excellence, soit une plateforme de SVOD qui met en avant « le grand cinéma ». Ce nouvel eldorado devient un marché propice à la créativité. Pour asseoir son monopole, l’outil Netflix choisit d’agrémenter son catalogue de films et de séries supplémentaires en investissant dans la production de contenus originaux. Dans un premier temps dans des séries aux noms qui vous sont déjà familiers [La Casa de Papel, Stranger Things]. Dans un second temps, dans des films. Ce nouvel eldorado est devenu le terrain de jeu préféré des réalisateurs à succès, notamment parce que les budgets colossaux offrent des possibilités inenvisageables. Et le cinéma traditionnel, celui de Cannes en tout cas, n’a pas l’air d’apprécier, ne se privant pas de blacklister certains chefs d’oeuvre de la SVOD qui bousculent le temps des médias. À la Mostra, moins de chichis.
Les supports se sont dématérialisés. Nous, humains y sommes aussi arrivés, par la force des choses. Bientôt, les DVD et la télévision seront tellement obsolètes que les moins de vingt ans pourraient ne pas les reconnaitre. Aujourd’hui, Netflix et ces autres plateformes devenues des marques proposent des productions culturelles calquées sur une image du monde idéal dans lequel chacun finit par trouver son compte. C’est vrai, on a pensé a y intégrer toutes les minorités par exemple, ou encore tenté de renverser le patriarcat en surfant sur l’ère post-Weinstein [Dead to me]. Avoir un abonnement de SVOD est devenu le nec-plus-ultra d’une société jeune et consumériste provenant de tous horizons. À la machine à café, les débats [souvent animés] sur la dernière série à la mode ont remplacé les conversations personnelles. De nouveaux mots se sont aussi ajoutés à notre vocabulaire. On parle désormais de binge-watching pour désigner le visionnage d’une série dans un laps de temps soutenu ou de spoiler quand on va gâcher le plaisir de regarder d’une personne en lui dévoilant des éléments de l’intrigue. En 2019, « divulgâcher », entre même dans le dictionnaire Larousse. Ok boomer ?