Les groupes de télévisions publiques européens, conscients de leur désavantage financier dans la bataille du streaming, se regroupent pour faire exister leurs productions face aux grandes compagnies américaines qui captent plus de 70% des parts du marché. En parallèle des alliances européennes, les chaînes s’adaptent aux nouveaux usages et misent sur le co-développement de plateformes, gratuites ou sur abonnement, nationales ou internationales. Décryptage.
Tous les acteurs de l’audiovisuel se bousculent pour participer à la guerre européenne du streaming. Alors que Netflix et Amazon survolent le marché du service de vidéo à la demande, les chaînes de télévisions publiques semblent décidées à leur emboîter le pas.
« Avant, l’enjeu était de diffuser les contenus là où était le public, sur des espaces comme Youtube par exemple. Aujourd’hui, c’est de faire venir le public sur ce qu’on appelle des plateformes propriétaires. Dans notre cas, le site France.tv », explique Gilles Freissinier, chargé de programme à l’unité documentaire de France Télévisions. « C’est le mouvement naturel de l’époque, nous devons nous adapter à l’évolution des usages ».
Netflix et Amazon captent 70% des parts du marché
Sur le vieux continent, l’américain Netflix, présent depuis 2012, capte un peu plus de la moitié des 5,3 milliards d’euros générés par la SVOD, d’après les estimations du cabinet S & P Global Market Intelligence. Son principal concurrent, Amazon Prime Video, lancé en Europe fin 2016, détient 19% des parts du marché et occupe la première place du podium en Allemagne.
Toujours d’après ce cabinet, le marché européen de la SVOD devrait doubler de taille d’ici à 2023. Un créneau porteur sur lequel de nouveaux géants américains comptent bien s’installer : Apple Tv+ a lancé son service le 1er novembre 2019 et le lancement de la plateforme Disney Plus devrait voir le jour en mars 2020. De nouvelles entrées sur le marché qui vont de pair avec l’explosion des budgets de production.
D’après les estimations des analystes de Goldman Sachs, le leader Netflix aurait dépensé entre 12 et 13 milliards de dollars dans la production de contenus originaux en 2018 et pourrait en dépenser 22 milliards par ans d’ici à 2022. De son côté, Disney a annoncé y allouer un peu plus de 16 milliards de dollars pour l’année 2019. Des investissements qui, dans une logique de guerre des contenus, laissent peu de place à leurs homologues européens, notamment les groupes publics. Pour exemple, le budget 2018 de France Télévisions avoisine les 420 millions d’euros.
« Développer une plateforme européenne publique, c’est considérer qu’il existe un public européen »
D’où la nécessité de penser collectif : au total, 14 milliards d’euros sont dépensés chaque année par les services publics européens dans la production de contenus originaux. « Si nous mettons en commun une partie de ces moyens, nous pouvons demain peser sur la scène internationale », déclarait Delphine Ernotte, présidente générale de France Télévisions dans une tribune publiée par LeMonde en 2017. Elle rêvait alors d’un « Netflix européen ».
Pour Lucien Perticoz, maître de conférences à l’Université Lyon 3, ce chiffre est à prendre avec des pincettes. D’après lui, les divergences autour des réglementations entre les pays européens sont encore trop importantes. Il pointe également la différence de la demande entre les différents publics européens. « Développer une plateforme européenne publique, c’est considérer qu’il existe un public européen à qui on pourrait proposer une grille de programme commune », explique-t-il. « Aujourd’hui, les programmes des chaînes européennes sont envisagés d’abord à destination de leur public domestique ».
Les groupes d’audiovisuels publics européens se distinguent en misant sur la qualité et l’originalité de leurs contenus. Et en renforçant leurs partenariats de coproduction.
Des alliances pour exister
À l’occasion du festival lillois « Séries Mania », en mai 2018, France Télévisions, la ZDF (Allemagne) et la Rai (Italie)
ont annoncé la création d’un regroupement audiovisuel européen. L’objectif est de « valoriser le patrimoine et la culture européenne à travers la production de séries européennes de grande envergure et ainsi renforcer sa place dans un environnement des plus concurrentiel ». D’après France Télévisions, « l’Alliance » a d’ores et déjà comme partenaires privilégiés (en rose sur la carte ci-dessous) la RTVE (Espagne), la RTBF, la VRT (Belgique) et la RTS (Suisse).
Une année après son lancement, Norbert Himmler, directeur du contenu de la chaîne allemande ZDF a fait part de sa satisfaction concernant le lancement rapide de deux projets de séries de grande qualité dans un temps resserré. « L’éventail se déploie des séries haut-de-gamme ambitieuses à des projets innovants destinés à des cibles plus jeunes « , s’est-il réjoui dans un communiqué.
Le 4 décembre, à l’occasion du C21 London Content, l’Alliance a annoncé travailler sur sept nouveaux projets. « Nous voulons ouvrir des portes internationales à de nombreux talents et initier des projets originaux à plus grande échelle », a expliqué Nathalie Biancolli, directrice de la fiction internationale et des acquisitions de France Télévisions.
Lucien Perticoz rappelle que ces logiques de coproduction ne sont pas nouvelles.
« Les coproductions, c’est vieux comme l’histoire du cinéma, l’Alliance n’a rien de nouveau. Il s’agit simplement d’accords qui permettent de mutualiser les moyens pour produire des fictions plus ambitieuses, avec un espoir de mutualiser les audiences. Mais on ne peut pas dire que ça fonde une politique de l’audiovisuel européen », tempère-t-il tout en saluant l’initiative.
Delphine Ernotte a expliqué être à l’origine de ce rapprochement, ayant pour modèle l’association Scandinave « Nordvision », créée en 1959.
La plateforme finlandaise Areena, concurrente locale de Netflix
Déjà fortes d’une tradition ancienne de coproduction, les chaînes du nord de l’Europe ont réaffirmé leur volonté d’avancer à plusieurs : DR (Danemark), Svt (Suède), NRK (Norvège), Yle (Finlande) et RUV (Islande) se sont officiellement associées en avril 2018. L’objectif : co-produire douze séries par an (environ 200 épisodes), diffusées simultanément dans les cinq pays, puis proposées gratuitement pendant un an sur chacun de leur site. Baptisée « Nordic 12 », l’alliance des chaînes nordiques mise donc sur sa spécialité, la production de séries made in Scandinavie, des contenus locaux dont le succès dépasse amplement leurs frontières.
Renforcée par cette collaboration, la chaîne de télévision publique finlandaise Yle revendique sur sa plateforme vidéo/audio, gratuite et sans pub, une fréquentation supérieure à celle de Netflix au niveau local. Un quart des habitants la consulte chaque jour. Initialement un simple site de visionnage en différé, Areena a rapidement transité vers un modèle de plateforme dédiée à la vidéo à la demande. Un succès qui résulte des investissements dans le numérique remontant à 2012.
A l’image de son homologue finlandaise, la chaîne suédoise SVT est au coude-à-coude avec Netflix. Elle revendique une augmentation de la consultation de son player de 60% en 2019, comme son principal rival. « Nous sommes convaincus que le renforcement de la coopération profitera à l’ensemble du public nordique », a déclaré Hanna Stjärne, directrice générale de SVT, à l’occasion de la conférence annuelle des TV et radios publiques en septembre dernier.
A chacun sa plateforme
Au niveau national, des partenariats sont engagés pour lancer des plateformes dédiées à vidéo à la demande sur abonnement, notamment avec des groupes privés. Tous se présentent comme des services complémentaires et non des concurrents aux leaders américains du streaming.
« Il existe une demande de production locale et très spécifique. C’est pour ça qu’on se rend compte qu’il est difficile d’envisager un service public d’audiovisuel au niveau européen », explique Lucien Perticoz.
L’exemple emblématique : l’association de la BBC avec la chaîne britannique privée ITV pour donner jour à Britbox, une plateforme SVOD destinée aux internautes d’outre-manche. Aux Etats-Unis, elle a séduit un demi-million d’utilisateurs en deux ans. Lancée le 7 décembre 2019 en Grande-Bretagne, la plateforme se présente comme complémentaire et non concurrente aux géants américains, bien que son prix soit comparable à ces derniers (5.99£ par mois). Channel 5 et Channel 4 se sont également jointes au projet. Ainsi, en plus de contenus dédiés à la plateforme, ceux de tous les diffuseurs britanniques seront disponibles sur un service unique. Chose que Salto, la plateforme portée par les chaînes de télévisions gratuites France Télévisions, TF1 et M6, ne pourra pas se permettre.
« L’objectif est d’inciter les consommateurs de plateformes mainstream à prendre ça en complément »
La plateforme 100% made in France, qui doit voir le jour au premier trimestre de l’année 2020, est d’ores et déjà pénalisée. Avant même son lancement, des contraintes imposées par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) freinent sa compétitivité. Parmi elles, la limitation à 40% des contenus programmés provenant des maisons mères et l’interdiction pour les chaînes de faire la promotion de leur nouvelle. Ajoutez à cela la faiblesse de son budget : 385 millions d’euros étalés sur trois ans pour créer la structure commune ainsi que pour produire et acheter des programmes originaux.
« L’idée de Salto est de mutualiser les moyens afin de proposer une offre de SVOD franco-française avec une visibilité permettant de grapiller quelques revenus publicitaires et des abonnés. L’objectif est d’inciter les consommateurs de plateformes mainstream à prendre ça en complément », abonde le maître de conférences de la faculté lyonnaise.
« Quand bien même l’ensemble de l’audiovisuel public se fédérerait autour d’une initiative commune, ça resterait tout de même ridicule vis-à-vis d’un Disney ou d’un HBO. On n’est pas dans la même catégorie », conclu le chercheur en science de l’information et de la communication.
Malgré leurs efforts, les plateformes européennes publiques de SVOD semblent pour le moment condamnées à se positionner comme des compléments aux grandes plateformes américaines.