Des éclats de rires, des enfants qui jouent dans une décharge tandis que des responsables irakiens profitent de leurs soirées festives. En arrière-plan, les puits de pétroles viennent contraster le tableau. «Maliki quitte le gouvernement, le peuple ne te veut pas » scandent ces enfants. Le regard de l’un d’eux se tourne vers l’usine pétrolière qu’on aperçoit au loin, à quelques mètres de là. Des « regards d’Irakiens » croisés à ceux qui ont embrassé une décennie iakienne entre 2003 et 2013, c’est ce que propose le web-documentaire d’Arte Irak, 10 ans, 100 regards » lancé en mars 2013 à l’initiative du directeur d’information d’Arte Reportage, Marco Nassivera,et des rédacteurs en chef d’Arte Reportage, Philippe Brachet et Uwe Lothar Müller. Que reste-t-il de l’Irak dix ans après l’invasion américaine ? Que sait-ont vraiment de l’Irak ? Encore aujourd’hui, un flou glaçant dans les médias tend à effacer des mémoires l’après conflit irakien.
Propos recueillis par Aurore Cros
Katia Jarjoura
Katia Jarjoura est une réalisatrice documentaire et scénariste de cinéma. Au cours des dernières années de sa vie, elle est passée du journalisme au cinéma. Pendant dix ans, elle a réalisé une dizaine de documentaires sur des sujets géopolitiques à Beirut et écrivait en parallèle des scénarios. Dans le web-documentaire, elle a réalisé la rubrique « Choses vues » et supervisé un atelier de cinéma de jeunes réalisateurs irakiens qui ont collaboré à la rubrique « Irak, mon pays ».
Vous avez réalisé « Choses vues », pouvez-vous m’expliquer un peu la démarche de cette rubrique ? Y-a-t-il d’autres rubriques pour lesquelles vous avez travaillé ?
Je connaissais déjà assez bien l’Irak, l’idée était de faire des petites histoires, j’ai décidé qu’elles soient sans commentaire, sur la vie quotidienne, montrer Bagdad autrement. Je choisissais mes sujets, j’avais carte blanche, je tournais toute seule. Je suis partie un mois à Bagdad en janvier 2013, et je faisais en moyenne, une histoire pour deux jours.
Quelles embuches peut-on rencontrer à Bagdad lorsqu’on réalise des reportages comme ceux-là ?
A Bagdad le plus compliqué, c’est obtenir des autorisations. Les gens n’ont pas spécialement envie de se faire filmer, c’était pas toujours simple. Les histoires ont l’air relativement anodines quand on regarde, mais à Bagdad tout est compliqué. Pour les vendeurs d’alcool, ça m’a pris trois jours avant d’amadouer la personne, de pouvoir le rencontrer, lui expliquer pourquoi on fait ce film. Les rendez-vous sont compliqués, les gens arrivent en retard. La circulation est bloquée. Des petites histoires qui auraient pu prendre une journée à tourner pouvaient prendre plus de temps. Mon idée était de chercher des choses qu’on ne voyait pas sur Bagdad. C’était la première fois que je faisais des sujets qui ne touchaient pas à la géopolitique.
Les sujets étaient définis à l’avance par Arte ou bien vous êtes arrivés sur place et vous avez trouvé les sujets une fois arrivée là-bas ?
En fait au départ, lorsque je me suis rappelée que c’était les dix ans après l’invasion américaine de l’Irak, j’ai contacté Arte en leur disant que j’aimerais beaucoup y retourner. Cela faisait longtemps que je n’étais pas allée à Bagdad, j’y suis allée entre 2003 et 2004 peu de temps après la chute de Sadam Hussein. Et j’avais envie de faire quelque chose là-dessus, Arte m’a répondu qu’ils venaient de faire un très gros documentaire sur l’Irak qui s’appelait « Tambour roulant » sur Bagdad de Jean Pierre Krief. Et ils m’ont dit que cette année-là, ils allaient faire une sorte de web-doc avec plusieurs points de vue. Et donc que je pourrais m’occuper d’une partie du web-doc. Donc on a discuté, je leur ai dit qui me tentait, on en est venu à la conclusion que ça serait intéressant de créer des « pastilles de vie ».
Vous êtes aussi partie pour une autre rubrique, vous encadriez de jeunes cinéastes irakiens… ?
Et en parallèle je suis partie pour une autre section, « Regards d’Irakiens » devenu ensuite « Irak, mon pays », qui présentait des petits films d’irakiens. Certains ont été produits par un atelier de documentaire de l’ONG Alterdoc fondée par Baudoin Koneing et sa femme qui allaient régulièrement en Irak ou au Kurdistan Irakien pour donner des ateliers d’initiation au documentaire. Ils ont ramené des petits films qui étaient diffusés sur Arte. Certains de ces films ont été repris pour le web-documentaire. Pour les cinq autres, j’avais lancé une formation à Bagdad avec des réalisateurs irakiens. On a lancé un concours avec Arte auprès de jeunes réalisateurs qui ont ensuite été sélectionnés. Ceux qui ont été sélectionnés ont gagné une diffusion sur Arte.
Être réalisateur en Irak, cela ne doit pas être facile tous les jours…
Pour les jeunes réalisateurs, ce n’est pas facile du tout, mais il y en a de plus en plus. Il y a l’Ecole des Beaux-Arts de Bagdad. De plus en plus de jeunes étudient le cinéma. Ils s’achètent de l’équipement et travaillent entre eux. Ils sont à la fois monteurs, caméramans, réalisateurs, producteurs. Ils s’expriment de plus en plus à travers la caméra, le plus difficile pour eux est d’exporter leur film ou même d’être encadré. Je pense que c’est l’encadrement qui manque beaucoup.
Le plus difficile est de trouver des autorisations pour tourner à l’extérieur, ils ont toujours des pistons à droite à gauche à travers l’armée, leur famille, c’est très connexion locale. La lourdeur de la vie à Bagdad, que ce soit au niveau des infrastructures, de l’électricité, de l’eau, de l’instabilité n’est pas favorable à l’émergence d’un cinéma. Pour faire du cinéma, il faut que les conditions soient réunies. C’est déjà suffisamment compliqué de tourner un film, alors de tourner un film dans un pays où tout s’effondre. La chaleur l’été dure cinq mois, pour les équipements ce n’est pas bon du tout, le sable s’infiltre dans les caméras, le son est excessivement bruyant. Mais ils se débrouillent. Ils n’ont pas beaucoup d’argent. Il n’y a pas de subventions gouvernementales qui leur sont accordées. Par contre dans leur film ils n’abordent pas beaucoup de sujets tabous…
Et pourquoi selon vous ?
Je pense qu’ils ont tellement grandi dans un carcan assez traditionnel. L’Irak reste un pays très religieux, très conservateur. Je ne pense même pas que c’est de l’autocensure, je pense que c’est eux qui n’ont pas forcément envie d’aborder ces terrains. En tout cas, peut-être qu’ils y pensent. Certains y pensent, l’un d’eux avait abordé l’homosexualité. Je ne veux pas parler à leur place, mais ils doivent avoir des envies de parler de sexualité, les rapports avec les filles, des sujets un peu plus libéraux.
Et à travers ces regards irakiens, qu’est-ce qui change concrètement du regard occidental des médias classiques ? Quelle différence constatez-vous ?
Une certaine recherche, une certaine quête. Nous les médias occidentaux, on part quelque part avec une idée un peu préconçue, en disant « il faut que je fasse un sujet là-dessus », « je dois obtenir telle entrevue ». Il n’y a pas d’ampoule temps pour la recherche ou par la quête, on ne se laisse pas prendre par la réalité, on prend la réalité à bras le corps. Alors qu’eux ils sont dans une espèce de quête, qui suis-je ? Où vais-je ? Je pense que l’Irak est à la croisée d’une époque, une époque charnière. Il y a d’un côté l’extrémisme aux portes de Bagdad, avec l’ascension de l’Etat Islamique et la prise des villes du nord. Mais d’un autre côté à Bagdad il y a une certaine ouverture. Et il y a une jeunesse, toute une génération qui est née à la fin de la dictature de Sadam et qui n’a qu’une envie c’est de vivre. Et il ne faut pas oublier toute l’influence d’internet. Beaucoup d’entre eux passent du temps sur Facebook. C’est une influence que leurs parents n’avaient pas.