2 juillet 2020

La nouvelle propagande connectée

par Mathieu Lorriaux

Edward Bernays a su cerner toutes les potentialités de son époque en matière de manipulation de l’opinion publique. De nouvelles données ont fait leur apparition dans l’équation depuis le début du XXIe siècle : les réseaux sociaux numériques.

En mars 2018, l’Observer, le Guardian et le New York Times révèlent le scandale de Cambridge Analytica et le monde connecté aperçoit les ficelles avec lesquelles il se fait sciemment manipuler. L’enquête révèle que les données personnelles de dizaines de millions d’utilisateurs de Facebook ont été récupérées et traitées par l’entreprise britannique pendant la campagne du Brexit au Royaume-Uni et celle des élections américaines de 2016. Le but était de cibler les personnes susceptibles de voter en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne et de l’élection de Donald Trump outre-Atlantique. L’entreprise est d’abord repérée par Steve Bannon, le puissant conseiller de Donald Trump, dès 2012, avant même que ce dernier envisage une candidature à la Maison Blanche.

Le président américain Donald Trump pendant un meeting.
Le traitement des données récoltées par Cambridge Analytica intervenait lors des élections américaines de 2016 en faveur de Donald Trump.

George W. Bush serait l’un des premiers à avoir usé des big datas pour du “micro-ciblage” sur Internet, durant sa campagne de réélection en 2004. Ses équipes récupéraient des informations sur leurs achats, leurs lectures, leur confession religieuse, etc. “La base de données qu’ils ont ainsi constituée, avait réparti les électeurs en trente catégories, chacune susceptible de recevoir des messages différents”, lit-on dans la revue Books, fin 2017. En 2008, les équipes de Barack Obama ont eu recours au même procédé avec une technique encore plus affinée puis ont fait de même pour sa réélection. L’analyse s’est portée sur près de 240 millions de personnes en âge de voter. 

“Vous êtes capables de prédire le comportement électoral des gens” 

La différence avec la campagne de Donald Trump, et sûrement ce qui a mis le feu aux poudres, provient de l’utilisation massive des réseaux sociaux dans cette analyse. Jared Kushner, le gendre omniprésent de l’actuel président, a dirigé cette partie de la campagne en faisant appel à des sous-traitants de ses amis de la Silicon Valley, dont Cambridge Analytica qui venait d’être démarché pour la campagne du “Leave” au Royaume-Uni. L’un des administrateurs du projet déclare : “Il n’y a pas vraiment de différence entre politique et marketing classique.” On cible les Etats traditionnellement démocrates ─ en utilisant le système des grands électeurs en place aux Etats-Unis ─ puis on aborde le “consommateur”, selon les termes de Kushner.

En France, François Hollande a été le premier à faire du “micro-ciblage” de la sorte. Certains des membres de l’équipe en charge du traitement des big datas avaient déjà participé à la seconde campagne d’Obama. Emmanuel Macron les a immédiatement démarché pour l’élection de 2017 sous le nom de la société Liegey, Muller et Pons, fraîchement fondée. Ses dirigeants dévoilent leurs techniques au quotidien Le Monde en mars 2018 : “On découpe la France en 67 000 petits carrés qui correspondent aux bureaux de vote. Pour chacune de ces zones, on a les résultats de toutes les élections depuis 2004 et toutes les données sociodémographiques issues des recensements de l’Insee. L’âge, le revenu, le sexe, la situation familiale et professionnelle. À partir du moment où vous avez ces données, vous êtes capables de comprendre et de prédire le comportement électoral des gens. Où sont les indécis ? Les “à persuader” ? Les abstentionnistes ?” Le message politique, que l’on serait tenté d’appeler “propagande”, est ensuite adapté à chaque zone. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) avait semble-t-il anticipé le scandale qui allait éclater moins de deux ans plus tard, puisqu’elle a décidé en novembre 2016 d’interdir aux entreprises le traitement des données personnelles recueillies sur les réseaux sociaux. Reste à savoir à quel point ces recommandations ont été respectées. 

 

La propagande en fin de course 

 

Le PDG de Mark Zuckerberg en 2018 en conférence.
Le PDG de Facebook Mark Zuckerberg a dû répondre à la justice américaine pour son implication dans le scandale Cambridge Analytica.

Mark Zuckerberg, le PDG du géant Facebook, a été largement ébranlé par le scandale Cambridge Analytica, après que les utilisateurs ont exprimé leur mécontentement, jusqu’à quitter le réseau social. Le site s’est vu obligé de mettre en place une politique de confidentialité plus transparente, bientôt imité par l’intégralité du web. Ce scandale a révélé au monde certaines des techniques qui étaient employées depuis des décennies déjà, à ceci près que les réseaux sociaux n’étaient pas impliqués. Du fait, la question se pose sur les réseaux comme outil supplémentaire de propagande, ou comme révélateur de propagande. Cela montre aussi qu’une tentative de propagande ratée crée l’effet inverse, à savoir une méfiance généralisée de la population envers les médias et les dirigeants.

Certains annoncent la chute de la propagande par l’ubiquité médiatique induite, entre autres, par les réseaux sociaux numériques, comme le chercheur Emmanuel Taïeb : “L’épuisement de la propagande en démocratie est aussi redevable du pluralisme de l’information, et des critiques historiques portées à la propagande.” La propagande à bout de souffle ? Maintenant que le citoyen connaît ces procédés, possède-t-il les armes pour identifier la propagande, ses émetteurs, et les dénoncer, sans prendre un accent conspirationniste ?

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