Venu à l’occasion de l’European Lab intervenir sur ‘Le Nouveau Journalisme d’enquête’, Fabrice Arfi journaliste à Mediapart a accepté de répondre à quelques questions sur sa vision du journalisme.
Pouvez-vous me résumer votre parcours, comment en êtes vous arrivé au journalisme d’investigation?
Je suis journaliste depuis 1999, j’ai eu la chance quitte à provoquer un peu, de ne pas avoir fait d’études. J’avais entamé à Lyon un cursus dans une école privée de journalisme, l’ ISCPA, qui venait de se lancer. Dans le cadre de la formation, il a fallu très rapidement faire un stage de deux mois dans une entreprise de presse. J’ai fait le mien à Lyon Figaro qui m’a proposé par la suite de m’embaucher. J’ai tout de suite arrêté, j’ai donc fait 3 mois d’école de journalisme! J’ai ensuite beaucoup travaillé à Lyon, pour Lyon Figaro, pour des titres de la presse locale mais aussi nationale, pour l’AFP, collaboré parfois pour le Canard Enchainé, Libération, Le Monde, Le Parisien, et j’ai participé à la création de La Tribune de Lyon. Fin 2007, l’aventure Mediapart a été annoncée et je l’ai rejoint tout début 2008, donc trois mois avant son lancement officiel. Voilà comment je suis arrivé à Mediapart il y a de ça maintenant 7ans.
Lors de la conférence ‘Le nouveau journalisme d’enquête’, vous avez réfuté le terme de ‘journalisme d’investigation’. Est ce que vous pouvez préciser?
Oui tout à fait je pense que c’est un leurre, une hypocrisie qui se cache derrière le terme de ‘Journalisme d’investigation’. Je récuse totalement cela, je ne suis pas journaliste d’investigation, je suis un journaliste, tout simplement d’informations. Je veux bien considérer qu’il puisse y avoir une différence entre le journalisme d’informations et le journalisme de commentaires, mais pas plus. A partir du moment où vous avez des sources, des informations, que vous les recoupez, que vous les contextualisez, que vous les opposez de manière contradictoire, que vous les publiez, que vous les assumez; alors vous êtes dans une logique d’enquête, d’information du grand public sur des sujets d’intérêt public. Considérer qu’il y aurait une espèce de caste de journalisme d’investigation à qui serait dévolu cette façon de travailler me paraît complètement absurde. Aller voir ce qu’il y a derrière les paroles, un communiqué de presse, prendre du temps pour avoir des informations et les révéler, que ce soit dans un entretien ou dans un reportage, une enquête, c’est le propre même du journalisme, c’est-à-dire: donner à lire aux citoyens ce qu’il ne connaissaient pas avant de lire.
Donc d’une certaine façon, le journalisme est en train de se perdre?
Non, ce n’est pas vraiment qu’il se perd mais c’est plutôt qu’il est menacé par une forme d’idéologie de la communication. Le pire ennemi du journalisme c’est la communication. Je suis effaré de constater que dans certains cursus universitaires, on mette l’information et la communication dans le même tronc commun. Il n’y a pas plus antinomique que l’information et la communication. La communication est une variante de la publicité, un communiquant n’est pas là pour servir la ou les vérités, il est là pour servir un intérêt. A l’inverse, le journalisme est là pour essayer d’établir des petites vérités, qui vérifiées, permettent d’alimenter une grande conversation publique; avec la polémique ou non, mais avec des gens qui sont pour, contre, ou ni l’un ni l’autre. Mais c’est précisément cela la démocratie, c’est ce pluralisme, cette confrontation, à condition qu’elle se base sur des faits, ce que Hannah Arendt appelait des ‘Vérités de faits’. Il n’y a pas de vérités d’opinions, les opinions sont libres; mais les faits eux sont sacrés. Il y a aujourd’hui dans le monde politique, économique mais aussi dans le monde culturel ou autre, une espèce d’OPA de la communication sur le journalisme, car la communication est un endroit où il y a beaucoup d’argent. Donc ça a l’odeur, la couleur la saveur du journalisme mais ça n’en est pas! Ca prémâche une sorte de travail aux journalistes qui peuvent facilement faire des articles, facilement reprendre des informations qu’on leur donne, soit sur un communiqué de presse, soit sur une déclaration; mais on est alors dans un journalisme affaibli, abimé. Il faut donc collectivement se dresser contre ça et exercer son métier à l’abri de cette cannibalisation du travail journalistique par le monde de la communication.
Je rebondis sur ce terme de ‘Collectif’. Quelle place a la mutualisation du journaliste? Pourquoi dans les écoles de journalisme l’image du loup solitaire est-elle si tenace?
Elle n’est pas totalement fausse mais elle est néfaste! Le journaliste mercenaire, seul contre tous, ce n’est pas, en tout cas pour moi, l’image que je me fais de ce métier. Précisément, ce qui est formidable dans ce travail, c’est de pouvoir au sein d’une rédaction, créer de l’intelligence collective. Un journal est là pour regarder le monde et le décrire tel qu’il est, et c’est aussi poser des problèmes. Le journalisme, il faut l’accepter, est un immense outil d’intranquillité et de désordre intellectuel avec lequel la démocratie doit composer. Ce n’est pas pour rien que toutes les grandes déclarations universelles mettent le journalisme comme pilier de la démocratie, non pas par plaisir corporatiste mais parce que les citoyens doivent savoir! Les citoyens votent, mais pour voter, il faut savoir et ne pas être simplement consommateurs d’une grande campagne publicitaire qu’est par exemple la campagne présidentielle. La démocratie se joue tout le temps, et pas seulement au moment du vote.
A l’école, en cours de maths, on pose des problèmes, pas des solutions. Et c’est de cette façon qu’on évolue, quand on pose un problème. Le journalisme révèle des informations qui posent un problème de société. Ce qui est incroyable c’est de ne pas vouloir les régler ou de faire semblant de les régler. Dans le domaine qui est le mien, la corruption par exemple, c’est exactement ce qui se passe. Les affaires, ce que l’on nomme la corruption, nous concerne vraiment tous. Il ne s’agit pas simplement de faits divers financiers spectaculaires avec des personnes plus ou moins connues. La corruption je la paye, vous la payez, symboliquement avec une immense fatigue démocratique, et concrètement avec les impôts. L’argent de la corruption coûte de l’argent aux citoyens, c’est un vol d’une masse de victimes invisibles. Les affaires sont comme un crash test, ce qui est important c’est de réparer la carrosserie, et malheureusement ce n’est pas toujours fait, et cela à cause de la communication. De grandes déclarations sont faites, mais qui ne résistent pas à l’épreuve des faits. Pour arriver à ce résultat, je crois qu’il n’y a que le collectif, la mutualisation pour précisément, au delà des différences politiques, idéologiques que l’on peut avoir, atteindre un bien commun qui nous dépasse.
Vous défendez une indépendance assez farouche. En quoi est ce capital pour ce travail?
C’est le propre du journalisme d’être indépendant. Un journalisme sur lequel pèse le soupçon de la dépendance est un journalisme en danger. L’indépendance est le seul moyen de créer ce qu’il y a de plus important pour le journalisme: le lien de confiance entre un média et ses lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs. Le trésor d’un média c’est la confiance que ceux qui le consultent, mettent dedans. L’indépendance économique, et pas seulement, est la mère des indépendances de ce point de vue là. En France, une grande partie de ce que l’on appelle la ‘masse médias’ appartient à des industriels, dont le coeur de l’activité économique, l’essentiel du chiffre d’affaires ne se fait pas dans l’information mais dans la vente d’armes, de BTP, de téléphonie; autant de secteurs d’activité qui dépendent entre autres des bonnes relations avec un gouvernement. Ce constat peut poser problème à l’information. Des capitaines d’industrie n’achètent pas la presse par plaisir de l’information mais pour avoir des leviers d’influence. Regardez par exemple ce qui se passe aujourd’hui au Monde, ils devaient désigner un directeur, il y a eu 3 candidats, mais ce sont les actionnaires qui ont proposé un autre candidat, le leur. Pour qu’il soit élu, il fallait qu’il ait 60% des suffrages de la rédaction, qu’il n’avait pas. Les actionnaires ont alors demandé à la rédaction de revoter. Vous imaginez? Et les actionnaires dont je parle c’est le patron de Free, Xavier Niel, le banquier d’affaires Mathieu Pigasse, c’est l’homme d’affaires Pierre Bergé! Ils sont pour la liberté de la presse à condition que leurs intérêts soient préservés. Le leader mondial du luxe Bernard Arnault, patron de LVMH détient le seul quotidien économique français, et c’est un immense problème. Voilà pourquoi de mon point de vue, l’indépendance est la mère des batailles à mener pour les journalistes. Dans cette économie de la presse qui est nécrosée, sans parler des subventions, c’est le seul moyen de redonner de la confiance aux citoyens dans le journalisme. Il ne faut pas oublier que les deux professions les plus détestées par les citoyens, d’après les études d’opinion sont les politiques et les journalistes. Il est grave que nous soyons mis dans le même sac que les hommes politiques!
Alexandre Léchenet s’appuie sur le data, y a t’il des outils que vous préférez utiliser, ou non d’ailleurs?
Le data journalisme dans un monde numérique saturé de données numériques est un moyen qui permet de hiérarchiser, traiter, trier, de donner de la visibilité, de l’intelligibilité, à ces masses documentaires qui existent de manière ouverte, ou non d’ailleurs dans le monde qui est le nôtre. C’est un outil, mais ce n’est qu’un outil! Il faut prendre garde à ne pas être trop fasciné par la machine, pour éviter que le moyen ne devienne une sorte de fin en soi. Je prie pour que le journalisme reste du journalisme, c’est-à-dire un cahier, un stylo, de la jugeote, des sources, pour avoir des informations que vous vérifiez et donner à comprendre le monde parce que tout n’est pas toujours accessible. Il faut aller parfois aller chercher avec les dents les informations et c’est le propre même du journalisme que d’aller voir ce qui est d’intérêt public et qui pourtant n’est pas connu par le public.
Quel pourrait être, selon vous, le futur du journalisme ?
Il faudrait qu’on arrive à créer l’écosystème législatif qui permette à des entreprises de presse, notamment jeunes, de ne pas avoir pour réussir de tomber sur un mécène milliardaire qui voudrait avoir de l’influence sur le contenu, ou sur un soutien de l’état sauf s’il fait partie du service public. Mais même ce cas de figure est problématique, regardez la crise que traverse le service public, à Radio France. Quand Mathieu Gallet parlait de l’état, de la ministre de la Culture, il la désignait comme ‘l’actionnaire’. Mais l’actionnaire n’est pas la Ministre de la Culture, c’est nous, qui payons la redevance! Il y a donc un énorme problème culturel vis-à-vis de ce sujet en France et je pense qu’il faut une révolution culturelle, législative, notamment sur le secret des sources qui est très mal protégé en France, pour concevoir que le journalisme n’est pas un gadget de la démocratie. Il faut que les hommes politiques montrent concrètement leur intérêt pour la liberté de la presse, dans les lois et les faits. La liberté de la presse n’est pas une incantation, comme tout elle se met noir sur blanc dans des textes, mais ce n’est toujours pas le cas malheureusement.