« Syrie : journaux intimes de la révolution » est, dès l’origine, un web-documentaire franco-syrien. C’est une carte blanche donnée à des citoyens syriens depuis 2012. Chacun de leur côté, ils se filment dans leurs quotidiens, au plein cœur de la guerre. Ils mettent en image leur désir de démocratie.
Alice Hubert, le 15 décembre 2015
Un autre regard sur le conflit syrien
À l’origine de ce web-documentaire, en octobre 2012, deux femmes. Caroline Donati est journaliste spécialiste du Moyen-Orient, auteure du livre L’exception syrienne. Entre modernité et résistance, et collaboratrice ponctuelle à Médiapart. Carine Lefebvre-Quennell, de son côté, est réalisatrice, notamment du documentaire « La boucherie est à vendre ». Avec Oussamma Chourbaji, fondateur du Mouvement syrien de non violence, ils discutent de leur volonté de parler de la situation actuelle en Syrie. Avec son réseau, cet homme pacifiste réussi à trouver un camarade pour se lancer dans l’aventure avec lui (Amer Abdel-Haqq), puis un deuxième (Majid Abdel-Nour). L’idée est simple : se filmer et se confier comme dans un journal intime. L’objectif est de montrer une autre vision de la réalité en Syrie, en donnant la parole aux principaux concernés : les Syriens. C’est la volonté de changer cette image consensuelle du conflit, de laisser s’exprimer ceux que l’on voit peu dans les médias traditionnels et surtout de donner à voir ces témoignages de l’opposition au plus grand monde. Caroline Donati l’explique facilement: «La couverture médiatique est consensuelle. Et cela s’explique par une méconnaissance de la Syrie. Les gens ont oublié pourquoi les Syriens se sont soulevés. Et pourtant ils l’ont fait dans une quête de droit, de liberté et de dignité ».
Au départ, pas vraiment d’organisation. Chacun des trois hommes envoie une vidéo quand il le peut, et quand il le veut. Situés à différents endroits en Syrie, ils ne vivent pas tous dans les mêmes lieux. Chacun à donc une histoire bien particulière à relater à travers ses vidéos.
La guerre, au quotidien
Très vite, les vidéos s’accumulent. Aucunes directives de la part de Caroline Donati et d’Oussamma Chourbaji, les rédacteurs en relation quotidienne avec les deux hommes sur place. Ils n’ont ni obligation de lieu, ni de durée. Ils se mettent en scène, simplement en retournant la caméra sur eux pour les ancrer dans leurs environnements. Comme chacun peut le savoir, au fil des mois, la guerre s’enlise. Les témoignages sont eux aussi de plus en plus terribles. Les épisodes forment des séries et à l’heure actuelle, le projet ne compte pas moins de sept saisons sur trois années du projet. Au fil des semaines, plusieurs autres personnes se joignent au web-documentaire. En 2015, ce sont six reporters qui se filment pour rendre compte de la situation (Oussamma, Majid, Amer, Joudi, Sana et Hassan). Pour eux, médiatiser leurs déclarations est d’une importance cruciale. C’est Carine Lefebvre- Quennell qui dès l’origine décide de mettre en place cette pratique de « journal intime ». Les sentiments sont privilégiés, des témoignages sur ce qu’ils ressentent et ce qu’ils pensent. Pas de discours préparés.
Pour ce faire, les protagonistes n’ont besoin que d’une simple caméra. Mais cela se complique par la suite. Ils doivent aussi avoir accès à Internet pour pouvoir envoyer leurs vidéos. Et ce que l’on sait moins, c’est le caractère compliqué pour accéder au web notamment en temps de guerre. Au-delà des frais exorbitants d’un modem et d’une connexion, c’est aussi l’électricité qui se fait parfois rare. Sur place, chacun se débrouille pour envoyer son contenu en allant chez un ami ou en branchant des générateurs. Des problèmes techniques qui dépassent l’équipe française et qui ne peut être du ressort que de chacun là où il se trouve.
Nous sommes témoins du conflit
Nous ne sommes pas sur place, et cela nous paraît tellement loin. Et pourtant, avec ces images et ce web- documentaire, tout paraît bien plus palpable, réel. La réalité prend forme. On traverse avec chacun d’eux des épreuves terribles. Majid nous explique le massacre de Rityan, en février 2015. Il se confie face caméra en expliquant que sa famille et lui ont dû abandonner sa cousine, de peur de tous mourir assassinés par l’armée syrienne de Bachar el-Assad. Nous sommes au cœur de cette guerre terrifiante.
Pour remettre en contexte tout ce travail, la disposition des vidéos est un élément clé. Le visionnage peut se faire de deux manière : le choix est donné à l’utilisateur de regarder les vidéos selon la personne qui raconte son journal ou de manière chronologique. La vision d’ensemble du web-documentaire est vaste, grâce à plus de 180 vidéos aujourd’hui.
La parole de « ces jeunes au cœur de la mobilisation » varie selon les principaux discours institutionnels et médiatiques. Ils témoignent de l’urgence de destituer celui qu’ils appellent le « terroriste » à la tête de leur pays. Ils ne disent pas que l’État Islamique n’est pas un ennemi, mais ils disent qu’il y a urgence à agir et demandent à la communauté internationale d’arrêter de couvrir Bachar el-Assad. Et pour ce discours différent, il est certain que l’objectif du web-documentaire est atteint. Les reporters n’ont pour autant pas décidés de se cacher et tous témoignent à visage découverts (Amer était dans un premier temps flouté puis à très vite décider d’arrêter) comme pour montrer l’humain derrière le combat. Cet aspect, indéniablement, permet au spectateur de s’attacher davantage à chacun des personnages. Ils ont des parcours, des visages et des prénoms.
Une série avec peu de moyen
La diffusion, par manque de moyens, ne se fait pas quotidiennement. L’équipe réduite permet de mettre en ligne les vidéos seulement deux à trois semaines après leurs réceptions. Il y a d’abord une éditoriale qui consiste à mettre en contexte les vidéos par un commentaire écrit au début de la vidéo. Le choix d’un titre est également fait par Caroline Donati et Oussamma Chourbaji. Ensuite vient la phase de traduction. Le web-documentaire étant hébergé par Arte, il se doit d’être au minimum sous-titré en allemand. Caroline Donati, confie : « L’équipe restreinte explique ce temps de diffusion. Je ne peux pas tout faire. »
Le budget initial était de 120 000€. « Rien du tout » pour Caroline Donati, qui rappelle que chaque journaliste citoyen est payé à hauteur de 300€ par mois. Arte, au début du projet, a participé à hauteur de 30 000€ la première année. Le projet a été soutenu par le Centre National du Cinéma et de l’image animée (CNC) avec 50 000€. En 2014, la boîte de production DKB Productions met en place une campagne de financement participative pour récolter de l’argent. 6 000€ sont récoltés pour payer simplement six mois de connexion internet à Majid et Amer. Le budget est donc très réduit par rapport à la réalité du travail et du contenu fourni. Caroline Donati le dit sans détour, ce projet est aussi financé personnellement, de sa poche. Carine Lefebvre- Quennell et elle n’ont pas pu se rémunérer.
Un cruel manque de communication
Hébergé par Arte, le web-documentaire ne tient pas sa promesse d’être diffusé au plus grand monde. Néanmoins, on ne fait plus la renommée de la chaîne franco-allemande aux contenus toujours pertinents et souvent alternatifs. « Syrie : journaux intimes de la révolution » est aussi soutenu par Médiapart. Et ces deux diffuseurs sont aussi l’explication de la liberté de ton qui est appliquée. Sur la toile, peu de trace du web-documentaire en dehors d’un article ou deux sur RFI. Seule une page Facebook et un compte Twitter sont consacrés au projet.
C’est aussi pour ça que, depuis quelques mois, Caroline voit plus grand. Le projet va connaître un nouveau chapitre, avec une saison 2 (la saison 1 étant la toute première phase en ligne sur le site d’Arte) en cours de développement. Pour cela, changement de société de production (Carine Lefebvre-Quennell ne continue pas pour des raisons professionnelles) avec l’arrivée de Small Bang. L’accent est donné à l’international et pour ce « nouveau but », le CNC leur accorde 35 000€. Le projet est donc en plein essor, essaye de se poursuivre en s’enrichissant. Caroline Donati en parle avec beaucoup de motivation. L’idée est de continuer ces témoignages, avec cette fois-ci une équipe de sept reporters, tout en procédant à un travail de mise en contexte géopolitique. Le projet se veut plus global et plus complet, notamment par une mise en relief des propos afin que tout le monde puisse s’approprier l’Histoire et mieux comprendre ce qu’il s’y passe.
Dans un deuxième temps, c’est tout un réseau qui se met en place. Nommé « New Syrian Voices », il reprend les contacts du Mouvement syrien de non violence, géré par Oussama Chourbaji. Il vise à former ces citoyens Syriens en journalisme pour qu’ils deviennent « journaliste citoyen ». Cela se fera entre autre par la mise en place d’une charte du citoyen de proximité accompagnée par un code éthique, intégralement rédigés par Caroline Donati.
Néanmoins, une autre réussite de ce web-documentaire est à souligner plus particulièrement : la présence du projet au sein de plusieurs festivals, notamment lauréat du Prix des lecteurs de Courrier International, du Prix du jury des médiathèques (#MoisduDoc), lauréat du programme EBTICAR-MEDIA, projet CFI (opérateur du Ministère des Affaires étrangères et du Développement International) qui permet au projet d’être cofinancé par l’Union Européenne.
Un dispositif de diffusion à revoir
Pour conclure, je me suis permis de faire une évaluation la plus objective possible de ce web-documentaire. Au niveau de l’expérience utilisateur, il faut d’abord noter positivement le fait que l’on puisse, comme j’ai pu le dire précédemment, choisir entre un visionnage chronologique ou par personnage. Le point négatif réside néanmoins dans l’enchaînement des vidéos. Il faut effectivement à chaque vidéo cliquer sur la suivante et mettre en plein écran (meilleure lisibilité et imprégnation). Un système automatique, surtout pour le spectateur qui découvre et veut lire plusieurs vidéos d’affilée, aurait été le bienvenu. Le design est en phase avec le propos et approprié.
La qualité des contenus est assez difficile à évaluer. Néanmoins, elle me paraît évidente puisqu’à chaque vidéo, chacun des reporters choisit l’angle qu’il souhaite aborder. Les propos sont courts, concis, efficaces. La qualité de l’image est assez bonne (surtout au vue de la situation sur place) et la qualité audio suffisante pour une bonne compréhension. L’enquête est déterminante et décisive une fois les témoignages croisés et mis bout à bout. La narration apportée par les indications au début des épisodes est nécessaire et toujours bien renseignée.
Enfin, l’impact n’est pas celui qu’il devrait être. Des récits aussi poignants et une réalité aussi cruelle devraient avoir écho beaucoup plus important, surtout dans une société comme la nôtre. L’interaction fermée se comprend facilement puisqu’il s’agit de journaux intimes. Néanmoins, un problème essentiel est à soulever : le partage des vidéos est seulement possible par Facebook et la possibilité n’est pas clairement affichée. Or, là est l’enjeu. Ces vidéos sont là et doivent être là pour aller plus loin qu’une plateforme unique de diffusion. Elles doivent se partager, voir devenir virale pour enfin permettre de faire bouger les choses.
La durabilité me paraît nécessaire et primordiale. C’est sur le long terme que l’on ressent encore davantage la pertinence de cette enquête au cœur de la Syrie. Et tant que la guerre subsiste, il faut rendre compte de la situation. Ces citoyens journalistes sont notre principale source d’information.
Pour toutes ces raisons, j’ai décidé de donner une note de 14/20 à ce projet qui me semble encore plein de ressources.