La propagande moderne a été développée par son fondateur et principal acteur tout au long du XXe siècle : Edward Bernays. Du monde industriel au monde politique, le père des “relations publiques” a démontré la puissance des procédés qu’il a théorisés.
Edward Bernays a été nommé parmi les cent Américains les plus influents du XXe siècle selon lemagazine Time. Si son nom n’est pas connu du grand public, il est considéré par nombre de chercheurs comme le fondateur des relations publiques, une expression qui s’est imposée pour remplacer le terme “propagande”, connoté péjorativement. Aussi révolutionnaire que ça puisse paraisse pour son époque, il n’est pas le premier à développer des méthodes pour persuader les foules. D’autres avant lui comme les Sophistes de la Grèce Antique ou Machiavel durant la Renaissance italienne avaient expérimenté des techniques de manipulation de l’opinion publique.
Dès les années 1910, Edward Bernays, le grand théoricien de la manipulation de l’opinion publique et fondateur de la propagande politique institutionnelle. Doté d’une généalogie prestigieuse, l’austro-américain est le neveu de Sigmund Freud. Il développe très largement ses théories autour de la psychanalyse de son oncle et de l’application de l’inconscient, du moi et du surmoi sur la manipulation de l’opinion. Il s’inspire également de la Psychologie des foules de Gustave Le Bon ainsi que sur les travaux de Wilfred Trotter et la psychologie sociale.
Comme pour les Sophistes, Edward Bernays se joue des codes de la démocratie. Plus que cela, il la méprise et l’associe au chaos. Selon lui, les citoyens sont incapables de tenir leur rôle comme ils le devraient idéalement car pas assez ou mal informés. Bernays estime qu’un “gouvernement invisible” constitué de minorités agissantes devraient “fabriquer du consentement” à l’aide des outils de propagande pour aiguiller le peuple dans ses choix. Le rôle des médias est interrogé par l’intellectuel : “Cela donne une mesure du travail qu’il reste à accomplir à ceux et à celles qui pensent que la démocratie doit être vécue au grand jour par des participants lucides et informés.”
Propaganda ou comment manipuler l’opinion publique
Edward Bernays pose toutes ces théories sur le papier dans son ouvrage publié en 1928 : Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie. Dans ce livre, il liste une série d’exemples applicables dans la réalité avec un ton résolument détaché qui fait oublier qu’il en est le principal acteur. “Il lance ce livre comme une carte de visite, pour proposer à la fois la théorie de sa pratique, et aussi pour proposer ses services à ceux qui pourraient se les payer. Ca veut dire les entreprises et les gouvernements”, explique Normand Baillargeon, le chercheur canadien qui a aussi rédigé la préface de la dernière édition de Propaganda.
Bernays parvient à se rendre indispensable dans le paysage industriel internaitonal.
Dès le premier chapitre, Bernays revendique le terme de propagande déplorant la péjoration autour de ce concept. Il crée de toute pièce le métier de “conseiller en relations publiques”, ce qui signifie ni plus ni moins “propagandiste”.
Bernays parvient à se rendre indispensable dans le paysage industriel international. Il met aussi un point d’honneur à dire que ses actions et celles de ses “successeurs” doivent être éthiques et ne pas moduler la vérité. Il nous est permis d’en douter lorsqu’il explique sa propre expérience dans l’industrie américaine et son rôle dans le développement du consumérisme outre-Atlantique.
Bernays a notamment travaillé pour l’American Tobacco Company et l’entreprise Lucky Strike alors que les ventes de cigarette ne progressent plus vers la fin des années 1920. Il utilise des techniques détournées pour faire la promotion de ces produits. Là où l’ancien publicitaire aurait martelé “Achetez nos cigarettes !”, Bernays suggère que la cigarette est une bonne alternative aux friandises et permettrait ainsi de perdre du poids. Il a ensuite ciblé la population féminine en présentant la consommation de tabac comme un outil d’émancipation. La population plonge allègrement dans le piège tendu par le propagandiste et le chiffre d’affaire de l’industrie du tabac augmente drastiquement, en brisant au passage le tabou de la femme fumant en public.
Bernays en chantre de la propagande politique
Avant tout ça, Edward Bernays avait compris le potentiel et la puissance de ses nouvelles armes sur le terrain politique. Dès 1917, il fait partie de la commission Creel (ou Committee on Public Information). Sa mission est de persuader l’opinion publique américaine de la nécessité d’entrer en guerre en Europe pendant la Première Guerre Mondiale. Il en émane notamment la célébrissime affiche “I want you for U.S. Army”. De la même manière, Bernays a joué un rôle majeur dans le coup d’Etat au Guatemala en 1954. Commandité par la United Fruit Company et associé à la CIA, il parvient à mener une campagne de dénigrement contre le “Guatemala communiste” auprès de la presse américaine jusqu’à mener au putsch.
Sur tous les fronts, le propagandiste austro-américain est également à la base de la communication électorale moderne. A l’approche du scrutin, les personnalités politiques s’entourent désormais de conseillers en communication et marketing politique, les spin doctors, dont le rôle est de manipuler l’opinion publique par diverses techniques afin qu’elle ait une bonne image du candidat. Bernays est même qualifié de “premier spin doctor” par l’historien Tristan Gaston-Breton. Dans ce rôle, on peut citer le célèbre Steve Bannon aux Etats-Unis, qui tente aujourd’hui d’exporter ses services.
Un terreau pour les nouveaux propagandistes
Malgré l’insistance de Bernays sur le bien-fondé de ses actions, il est impossible de dissocier la propagande des biais cognitifs et des mensonges. Une pratique qui court toujours avec la propagation de fake news ou “infox”, parfois à visée clairement politique. Bien entendu, on imagine aisément des applications plus malhonnêtes encore. Edward Bernays regrettera d’ailleurs la reprise de ses idées par le régime nazi, explique Normand Baillargeon. En effet, Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du IIIe Reich, utilisait les méthodes détaillées dans Propaganda pour faire passer l’idée de la Solution finale dans l’esprit des Allemands.
Mort à 103 ans en 1995, Edward Bernays a traversé le XXe siècle et l’a indéniablement marqué de son empreinte. Il a su s’adapter parfaitement à son contexte contemporain et aux outils à sa disposition. Il s’extasiait déjà de voir à quelle vitesse l’information pouvait circuler dès le début du XXe siècle et ne pouvait certainement pas prévoir l’apparition des réseaux sociaux numériques peu après sa mort. A n’en pas douter, Edward Bernays aurait adoré analyser et utiliser ces plateformes au potentiel infini à l’aune du XXIe siècle, comme autant de nouvelles techniques de manipulation pour les propagandistes.