DESIGN ETHIQUE | Épisode 7
28 novembre 2019

Adapte Mon Web : un pansement sur une jambe de bois

par Victor Fuseau

L’accessibilité des sites internet publics est une obligation légale en France. En l’absence de réelle prise en charge de cette question par les créateurs de sites web, des alternatives se créent. Au risque de passer à côté de l’essentiel.

 

Flavien Bouillet-Deux (à gauche) et Marion Ranvier ont présenté leur module d’accessibilité au CES de Las Vegas.

À quelques mètres du gymnase de Marcy-L’étoile (69), Flavien Bouillet-Deux nous attend. « Je suis un peu décalé », prévient ce start-upper de 27 ans, fraîchement débarqué sur le sol français en ce lundi de janvier. La veille encore, il était au Consumer Electronics Show de Las Vegas – qui s’est tenu du 8 au 12 janvier 2019 – pour y présenter avec d’autres membres de sa société Aidodys un module d’accessibilité numérique, Adapte mon Web. Un peu plus loin, dans un local cédé par la municipalité de l’ouest lyonnais, une dizaine de développeurs s’affairent, les yeux rivés sur leur écran d’ordinateur. Des lignes de code, toujours et encore.

L’initiative est récente. Elle date d’octobre 2018. Mis au point grâce à l’aide d’ergothérapeutes, professionnels de la santé et personnes souffrant de troubles cognitifs, cet outil est dédié à améliorer la navigation sur Internet des personnes en situation de handicap. Un public visé par Aidodys dès 2014. À l’origine, cette société permet de personnaliser et adapter nombre de documents (PDF, documents textes etc.) et les rendre déchiffrables pour des personnes atteintes de troubles de lecture. « Aidodys est destiné à l’utilisateur final. Adapte Mon Web, c’est plutôt pour les développeurs, designers, les créateurs de sites web ou d’applications qui veulent amener de l’accessibilité à leurs utilisateurs , précise le product manager d’Aidodys. C’est une ligne de code que le développeur copie-colle dans son produit. Cela permet à l’utilisateur final d’avoir accès à de nombreux outils d’accessibilité.» Le but étant de moduler n’importe quelle interface pour la rendre plus éthique, car plus inclusive.

Et Flavien nous en fait la démonstration. Sur la page internet ainsi visitée, un clic sur l’œil bleu – le logo d’Adapte Mon Web – fait apparaître un tableau de bord personnalisable. Il devient possible de changer la taille du texte, l’interlignage, la couleur des liens, le contraste de la page etc. Au total, une vingtaine de fonctionnalités différentes peuvent aider des publics variés à améliorer leur confort de lecture. « Cela rend service à l’utilisateur final et au créateur du site. En étant accessible, entre 10% et 20% de la population en plus vont pouvoir consulter mon site. Prenons l’exemple d’une boutique en ligne qui vend des maillots de football. Si le client ne parvient pas à lire la description du produit, il ne va pas l’acheter, illustre-t-il, avant de poursuivre: de la même manière qu’une mairie doit avoir une rampe pour les personnes en fauteuil roulant, elle doit avoir un site accessible aux personnes empêchées. »

Une obligation légale

En effet, nous ne sommes pas égaux face au numérique. Dans une tribune relayée par Le Monde en 2016, l’association Emmaüs Connect estimait à cinq millions le nombre de personnes souffrant d’exclusion numérique. Face à la dématérialisation des procédures administratives et l’emprise croissante de l’informatique sur nos sociétés, il est souvent admis que les personnes âgées en sont les principales victimes. Pourtant, les sources d’exclusion ne reposent pas uniquement sur nos capacités à maîtriser ou non les outils du numérique. La conception des interfaces s’adresse souvent à un public universel, sans prise en considération de nos différentes capacités. Avec l’accessibilité, il convient de permettre à chacun de naviguer sur le Web. « Nous ne voulons pas dire que tel outil sert à telle personne. Ce qui marche avec un dyslexique ne marchera peut-être pas avec un autre. On veut que les gens testent les différentes fonctionnalités, qu’ils choisissent, souligne le salarié d’Aidodys. Nos outils peuvent aussi aider des personnes en phase d’apprentissage du français, qui souffrent d’autres troubles. L’accessibilité est créée pour un public mais aide beaucoup plus de gens en réalité. »

En France, l’accessibilité des sites internet du secteur public est une obligation légale. C’est ce qu’impose la loi « handicap » du 11 février 2005. Cette nécessité a même été étendue à quelques acteurs privés et aux organismes délégataires d’une mission de service public par la loi du 7 octobre 2016 pour une République Numérique. Néanmoins, la mise en application de ces principes a pris du retard. L’association Braillenet avait estimé, dans une enquête menée en 2014, que seuls 4% des sites internet publics inspectés possédaient une attestation de mise en conformité aux règles du RGAA (ndlr: référentiel général d’accessibilité des administrations).  « Pour le moment, quelques entreprises et collectivités territoriales nous ont contactés. […] Mais, si je suis propriétaire d’un site web, c’est difficile de s’y retrouver, avoue Flavien. Au niveau légal, c’est encore compliqué. »

« Nous ne sommes pas entièrement compliant »

Pourtant, la définition de l’accessibilité est, elle, très codifiée. À l’échelle du globe, c’est le World Wide Web Consortium (W3C) qui a mis au point un ensemble de règles à respecter, les WCAG (guides pour l’accessibilité du Web). En France, le RGAA permet de vérifier la bonne application de ces règles édictées par le W3C. Au regard de ces normes, Adapte Mon Web permet-il de répondre totalement à un impératif d’accessibilité comme il le prétend sur son site internet ? « Nous faisons un pas vers la mise en conformité des sites vis-à-vis des référentiels d’accessibilité mais nous ne sommes pas entièrement compliant (ndlr : « conforme », en anglais), nuance cette fois le salarié d’Aidodys. Nous sommes davantage dans la fonctionnalité d’accessibilité. Si on se rend compte que nous tombons sur un site mal codé, on redirige nos clients vers d’autres acteurs, comme Braillenet ou Access42. »

Adapte Mon Web promet la mise en accessibilité d’un site Internet grâce à une seule ligne de code.

En effet, personne au sein de l’équipe d’Adapte Mon Web n’a été spécialement formé à l’accessibilité ni ne possède de certifications. Pas même sa fondatrice, Marion Ranvier, passée par le groupe Lagardère où elle était en charge du business development sur la chaîne pour enfants Gulli. « Nous sommes beaucoup dans l’autoformation, cela fait partie du métier de développeur, concède Flavien Bouillet-Deux. Nous avons engagé des discussions avec Access42 dont nous avons rencontré quelques membres au Blend Web Mix*. Nous voulons que ce que nous proposons soit le plus carré possible. » Encore sur les routes de l’ouest américain afin d’y boucler quelques contrats dans la foulée du CES, Marion Ranvier abonde dans ce sens. « Cela nous tient à cœur. Si nous prenons la parole sur un sujet, il faut être irréprochable. »

Invitée au Consumer Electronics Show de Las Vegas pour la toute première fois, l’entreprise a pu vanter les mérites de son module d’accessibilité à plusieurs milliers de visiteurs et autres grands groupes de la tech américaine. Toujours en phase d’amélioration, ses développeurs œuvrent à mettre au point de nouvelles fonctionnalités. Mais cela lui permettra-t-il d’être totalement « compliant » au regard des normes du RGAA ?

* Mise à jour le 20/02/2020 à 11h00 : Il y a eu une rencontre entre des membres de la société Aidodys et une membre de la société Access42 lors du Web Blend Mix 2018, ce qui a donné lieu à une prise de contact entre les deux entreprises. Cependant, à ce jour il n’existe aucun lien entre les deux sociétés, comme nous l’ont confirmé  Audrey Maniez, co-gérante d’Access42 et Marion Ranvier, présidente** d’Aidodys.

**Mise à jour le 12/03/2020 à 10H15: Modification du statut de Marion Ranvier. 

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