9 janvier 2020

Edito : tous acteurs du spectacle ?

par Nelly Pailleux

À chaque apparition d’un nouveau média, c’est la même histoire : la promesse du début de la fin de l’humanité, l’addiction dangereuse de l’utilisateur et l’abrutissement général des foules. Pourtant, la notion d’usage (des médias) a été redéfini par la théorie des Uses and Gratifications (Morley, 1993 ; Katz, Haas et Gurevitch, 1973). Pour Olivier Voirol, chercheur en sciences sociales, on est passé d’un « paradigme de la domination » -celle des médias sur leur public- à un « paradigme de l’activité » (Voirol, 2014, 30 ans de Réseaux).

Par ce glissement conceptuel : on ne cherche plus à étudier les effets que les médias ont sur les gens, mais quelles fonctions remplissent les médias pour les gens. La recherche se rend compte que le spectateur n’est pas esclave du média, mais qu’il fait des choix. Une conception habilitante du spectateur dans laquelle les activités ordinaires sur internet deviennent des lieux de création de connaissances (De Certeau). Aujourd’hui, avec l’avènement des médias sociaux, le spectateur est toujours un consommateur mais aussi un acteur de son spectacle. Il choisit ce qu’il observe, ce à quoi il réagit. Vraiment ? Plus que les médias de masse, les nouvelles technologies de l’information-communication se caractérisent par une forte individualisation des pratiques. L’usager façonne la technique : sans usager, pas de média.

Aujourd’hui, avec l’avènement des médias sociaux, le spectateur est toujours un consommateur mais aussi un acteur de son spectacle.

C’est d’ailleurs l’apanage du web 2.0 et l’idée originelle d’internet que la création de communautés virtuelles qui échangeraient gratuitement des informations et des connaissances : Wikipédia, la plus grande encyclopédie du monde, est née de cette idéal-là.
La production collective de ces informations se fonde sur la collaboration volontaire : c’est un bien commun.

La mobilisation de communauté virtuelles sur les réseaux sociaux, et l’individualisation des figures informatives s’est aussi traduite par l’explosion du nombre de vidéastes qui, en tant qu’individu, attirent des groupes sociaux en fonction de leur intérêt. Parmi les centaines de catégories de vidéastes, une possède une capacité à attirer des foules : celle des streamers. Ils se filment en train de jouer à des jeux-vidéos et prodiguent conseils et astuces aux gamers du monde entier. Grâce à une interaction très forte et une mobilisation importante de leur public, les streamers ont une influence importante dont ils se servent parfois pour des actions humanistes : c’est le cas pour Zevent, événement caritatif lié aux jeux-vidéos qui a réuni 55 streamers et 3,5 millions d’euros de gains pour l’Institut Pasteur, un record mondial pour cette édition 2019. On rejoint l’utopie des débuts d’internet et des échanges « pour le bien de l’humanité ».

Créer une communauté virtuelle est désormais un véritable métier.

Créer une communauté virtuelle est désormais un véritable métier : celui de community manager. Avec l’avènement des réseaux sociaux, l’importance d’avoir des « followers » est de plus en plus grande : c’est un gage de visibilité. Les réseaux sociaux amènent également une plus grande individualisation des pratiques et cultivent l’ego, la comparaison, l’autosatisfaction. Dans le cadre de l’usage médiatique, un changement de paradigme s’instaure : plus qu’une entité médiatique, les utilisateurs sont plus à même de suivre des personnes pour personnifier ou incarner une idée … On assiste alors à la naissance de journalistes/présentateurs « stars » qui deviennent quasiment un média à eux tout seuls : c’est le cas, par exemple d’Hugo Clément, d’Elise Lucet ou, dans un autre registre, de Cyril Hanouna (6,1 millions d’abonnés sur Twitter). Pour ce dernier, Twitter est le relais de l’interaction avec son audimat dans son émission phare, Touches Pas à mon Poste : 3,4 millions d’abonnés sur Twitter. Comment ce succès a pu être atteint si rapidement et pourquoi ces tweets suscitent-ils autant d’interaction ?

Dans ces communautés virtuelles et avec les réseaux sociaux, la transmission d’information n’est plus l’apanage des journalistes. N’importe quelle personne possédant un smartphone peut donner des informations, des images, des vidéos en temps réel et devancer les journalistes -pour le meilleur et pour le pire. De leur côté, les journaux font de plus en plus appel aux lecteurs dans leurs éditions en ligne afin de, toujours, casser cette frontière entre le spectacle et le spectateur et renouer une confiance avec leur lectorat.

Faire appel aux lecteurs pour casser cette frontière entre le spectacle et le spectateur

Se sont alors frayé un chemin les médias participatifs, composés essentiellement de citoyens, insatisfaits du journalisme qu’ils connaissaient. Quelle place alors, pour la presse, dans ce paysage, et quelle fiabilité pour les médias participatifs ?

En début d’édito était évoquée la doxa selon laquelle la naissance d’un nouveau média ferait faire disparaître l’ancien : pourtant, malgré la crise annoncée depuis dix ans, la presse papier est toujours là. Encore une fois, certains acteurs du milieu ont décidé de casser une nouvelle frontière : celle entre le numérique et le papier. Naissent alors des journaux incluant des expériences de réalité augmentée (comme Playboy qui propose de dénuder ses mannequins à l’aide d’une application pour smartphone par exemple).
Tant d’évolutions viennent placer le spectateur au coeur de son propre divertissement et c’est le sujet de cette exploration : comprendre les rouages, les limites et les modes d’actions de ce nouveau paradigme. Et la leçon est peut-être là : la révolution numérique a permis de briser de nombreuses barrières, d’inclure davantage le public. Ce dernier est devenu un acteur de son information et de son divertissement : il pourrait faire des choix en tant qu’individu autonome doté d’un libre arbitre respecté par internet. Vraiment, et gratuitement ?

Cette douce utopie est rendue possible par la mise en données des informations que nous transmettons. Ces données personnelles sont vendues par les médias (au sens numériques) à des annonceurs qui enregistrent des préférences pour de la publicité ciblée par exemple. Les « choix », que nous faisons, chaque clic est une occasion de plus de profiler au maximum la publicité des annonceurs.

« Si c’est gratuit, c’est que tu es le produit ».

D’où le fameux adage du web : « Si c’est gratuit, c’est que tu es le produit ». La norme sur le web, c’est l’utilisation des données des utilisateurs et non leur protection. Théorisé par Arnaud Anciaux et Joëlle Farchy, le phénomène de la « vie privée négociée » s’explique par le fait que l’utilisateur, pour sortir de cette sphère, n’a d’autre choix que de quitter ces réseaux ou éteindre tout appareil électronique.

Le sociologue Antonio Casilli s’est attaché à démontrer quelle contrepartie les médias de diffusion tirent de toutes ces informations que nous diffusons sur internet. Le public comme contributeur actif, consomme certes ce qui lui est proposé, mais il produit également du contenu et contribue ainsi au fonctionnement du médium grâce aux fameuses données personnelles. Ainsi, les utilisateurs acquièrent un double statut : ils restent des marchandises, mais ils sont aussi producteurs de données ; ils sont donc à la fois matière et travailleurs. C’est ce qu’Antonio Casilli nomme le Digital Labor : « les activités numériques quotidiennes des usagers des plateformes sociales, d’objets connectés ou d’applications mobile. […] Les fruits du Digital Labor ne sont pas seulement des contenus qui demandent des compétences, des talents, ou des spécialisations particulières. […] Le Digital Labor peut être vu comme une contribution à faible intensité et à faible expertise mise à profit via des algorithmes et des fouilles de données. […] La notion de Digital Labor se rapporte à celle du travail immatériel. […] » (Dominique Cardon, Antonio Casilli, Qu’est-ce que le Digital Labor ?, Bry-sur-Marne, INA, coll. « Etudes et controverses », 2015).

Personne dans la rue pour ce travail-là, sans limite de temps ni d’âge, et guère de syndicat pour dénoncer quoi que ce soit. Bienvenue dans l’ère des « travailleurs qui s’ignorent » (idem). N’hésitez pas à liker et partager ce contenu.

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