7 février 2019

Qui possède les données personnelles possède le pouvoir

par Alice Mugnier

L’apparition du numérique a lancé le signal d’une course vers un nouvel or immatériel: les données personnelles. Leur marchandisation dépasse les simples perspectives commerciales. Désormais celui qui possède le contrôle des données personnelles possède le pouvoir de manipuler nos sociétés 2.0. 

 

Pour réussir une campagne politique, plus besoin d’être fin orateur, il suffit d’utiliser la bonne plateforme.
Ils s’appellent NationBuilder, Blue State Digital…. Ces logiciels « tout-en-un », véritables couteaux suisse, permettent de gérer un site web, d’établir une base de contacts et de collecter des dons en ligne.
Depuis plusieurs années, plus aucun candidat à une élection n’a fait l’impasse sur ces outils qui deviennent les architectes des campagnes présidentielles. Le coeur de la machine NationBuilder réside dans une base de données qui réunit adhérents, sympathisants et simples contacts potentiels. Elle brasse des millions de noms, adresses mails et codes postaux. Selon les chiffres publiés par l’entreprise, la plateforme a envoyé plus de 1,6 milliards de mails en 2018. En 2012 les fonds collectés lors de la campagne démocrate de Barack Obama ont atteint le record de plus d’un milliard de dollars. Près de 70% de ces fonds étaient issus de dons en ligne. Les équipes de l’ancien président ont réussi grâce au logiciel Blue State Digital à bien cibler les potentiels donateurs. 

Persuader pour mieux régner

Ces plateformes ont prouvé que la gestion des données personnelles n’est jamais bien loin d’intérêts politiques, en lien avec la manipulation de l’opinion. Cette dernière a pour but la « fabrication du consentement », selon la pensée du philosophe linguiste Noam Chomsky. Pour lui, dans nos démocraties, le consentement a besoin d’être fabriqué. Il repose sur l’adhésion des citoyens et leur soumission à l’opinion, en créant des « illusions nécessaires ». Au contraire, dans un système totalitaire, c’est l’Etat ou le « Parti » qui décide de la ligne, la police de la pensée que dénonce Orwell dans 1984.

Ces plateformes ont prouvé que la gestion des données personnelles n’est jamais bien loin d’intérêts politiques, en lien avec la manipulation de l’opinion.

Avant l’apparition d’Internet, cette manipulation de l’opinion s’appuyait déjà sur des techniques de persuasion, comme la propagation de rumeurs et de fausses nouvelles.
Prenons deux exemples dans l’histoire des Etats-Unis. La guerre du Vietnam va être déclenchée en préparant l’opinion américaine par l’attaque qui aurait été opérée par le Vietnam du Nord communiste sur le destroyer américain Maddox, le 4 août 1964. Grâce à la recherche historique, il s’avère que cette attaque n’a vraisemblablement jamais eu lieu. Il s’agissait alors de fournir un prétexte d’une entrée en guerre des Etats-Unis.

Avant l’apparition d’Internet, cette manipulation de l’opinion s’appuyait déjà sur des techniques de persuasion, comme la propagation de rumeurs et de fausses nouvelles.

Quelques décennies plus tard, la seconde guerre en Irak va être légitimée par le mensonge d’un jeune irakien, Rafid al-Janabi, arrivé en Allemagne en 1999. Il assure connaître l’existence d’armes de destruction massive que Saddam Hussein est censé posséder. Se présentant comme un ingénieur, il parvient à convaincre l’un des chefs du BND, le service de renseignement du gouvernement fédéral allemand. Le 5 février 2003, le secrétaire d’état américain, Colin Powell, lance lors de son discours à l’ONU : « Il ne peut faire aucun doute que Saddam Hussein a des armes biologiques », alors que les informations n’étaient pas confirmées officiellement. 

La donnée ou la « matière première » du XXIe siècle

De nos jours, avec l’apparition d’Internet, une nouvelle inconnue a changé la donne dans l’équation de la manipulation de l’opinion. Entre montée du populisme et explosion des fake news, la fabrication du consentement se fait de façon plus insidieuse grâce à l’utilisation des données numériques – ou data, en anglais. Difficile de définir ces dernières, tant la donnée reste un objet complexe qui revêt différentes formes et statuts.

La donnée devient une ressource essentielle, sorte de « matière première » rare et recherchée.

Le caractère d’une donnée change en fonction de son environnement : une donnée peut être personnelle ou non, selon les autres données qui l’entourent. Exemple : le nom de famille, seul, n’est pas nécessairement une donnée personnelle, car il peut être porté par d’autres. Cependant, si ce nom est associé à d’autres informations (téléphone, adresse, lieu de travail, etc.), cela peut suffire à identifier un individu. Ces facteurs peuvent aller jusqu’à modifier le régime juridique qui s’applique pour la donnée concernée. À l’image de la difficulté à définir les données personnelles, la question du droit à leur protection est variable selon les pays.

Dans ce contexte, la donnée devient une ressource essentielle, sorte de « matière première » rare et recherchée. Elle permet aussi d’élaborer des algorithmes, ces formules mathématiques qui affectent nos choix de vie (cf. notre exploration sur le sujet des algorithmes).

Cambridge Analytica, un empire de manipulation politique

Plus récemment, c’est l’affaire Cambridge Analytica qui a ébranlé le géant Facebook et a obligé son fondateur, Mark Zuckerberg, à présenter ses excuses aux utilisateurs. Fin mars 2018, Christopher Wylie attaque Cambridge Analytica, une société « qui met en danger la démocratie ». Ce Canadien est le lanceur d’alerte qui accuse l’entreprise britannique d’avoir utilisé les données de quelques 87 millions d’utilisateurs Facebook, partout dans le monde. La firme a récolté ces millions de données en exploitant une faille du réseau social.

Christopher Wylie dénonce notamment le fait que l’entreprise cherche à manipuler des élections et encourage la propagation des théories du complot sur Internet, dans le but de développer « l’alt-right », les mouvements d’extrême droite américains. Il estime ainsi que les algorithmes de Cambridge Analytica ont massivement influencé la présidentielle américaine en aidant le président des Etats-Unis, Donald Trump, lors de sa campagne. Le vice-président de la firme est d’ailleurs Steve Bannon, ex-conseiller de Donald Trump. Ce scandale dépasse les frontières étasuniennes car Cambridge Analytica aurait aussi influencé le Royaume-Uni en faveur du Brexit et aurait joué un rôle durant les élections au Kenya.

Les algorithmes de Cambridge Analytica ont massivement influencé la présidentielle américaine.

Face à ces révélations, Facebook a annoncé en mars 2018 certaines améliorations de sa politique en matière de protection des données. Ces dernières apparaissent surtout comme une simple conformisation avec la législation. Facebook a créé une page de paramètres plus transparente pour les utilisateurs, qui peuvent gérer eux-mêmes les options de confidentialité. Pour l’heure, cette affaire interpelle sur la nécessité d’assurer notre hygiène numérique, qui commence par un grand nettoyage de printemps. 


Quelles différences entre big data et données personnelles ?

 

Big data. Cette expression anglophone désigne l’exploitation des masses de données numériques, issues d’une grande variété de sources, telles que les moteurs de recherche et les réseaux sociaux. Les natures de ces données sont multiples : textes, chiffres, photos, sons, graphiques, clics, liens hypertextes… Leur volume ne cesse d’augmenter en lien avec les pratiques numériques toujours plus développées. En 2011, la somme des données enregistrées sur Internet atteint 1,8 zettaoctet (Zo), soit 1 800 milliards de gigaoctets. Derrière le concept de big data se cache une activité lucrative liée à Internet et aux données personnelles : celle de débusquer ou prédire les comportements des consommateurs. Certains experts considèrent le phénomène de big data comme l’un des grands défis informatiques de la décennie et en ont fait une de leurs nouvelles priorités, notamment en terme d’intelligence artificielle.

Derrière le concept de big data se cache une activité lucrative liée à Internet et aux données personnelles : celle de débusquer ou prédire les comportements des consommateurs.

Données personnelles. Une donnée à caractère personnelle correspond, en droit français, « à toute information relative à une personne physique identifiée ou qui peut être identifiée, directement ou indirectement, par référence à un numéro d’identification ou à un ou plusieurs éléments qui lui sont propres » (cf. Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, article 2). Les données sont protégées par divers instruments juridiques, notamment la loi Informatique, fichiers et libertés de 1978 et le Règlement général sur la protection des données ou RGPD, ainsi que la Convention n°108 pour la protection des données personnelles du Conseil de l’Europe.

En France, c’est la Commission nationale informatique & libertés (Cnil) qui est l’autorité chargée de la protection des données personnelles. Cette dernière est une autorité administrative française, qui est indépendante de toute pression politico-commerciale. Le RGPD, dont l’entrée en vigueur date du 25 mai 2018, a contraint les entreprises européennes à se mettre en conformité, notamment concernant leurs conditions générales d’utilisation.

ALICE MUGNIER

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