LA GUERRE DES SVOD | Épisode #2
13 février 2020

Salto, un petit nouveau dans la cour des grands

par Abdessamad Attigui

En Europe, le marché des services de vidéo à la demande est dominé par le géant Netflix, qui génère à lui seul 50% des revenus du secteur. Entre retards et restrictions sur son lancement, il serait « illusoire de concurrencer » Netflix avec le nouveau-né français Salto, indiquent les spécialistes.

Salto, la plateforme commune entre TF1, M6 et France télévisions sera accessible dès 2020.

 

Netflix, Amazon Prime Vidéo, Disney +… La liste continue. Le service vidéo à la demande (SVOD) ne cesse d’attirer les investisseurs. Parmi les nouveaux entrants, la plateforme Salto, née de la coopération inédite entre les trois groupes de l’audiovisuel français TF1, France Télévisions et M6. Programmé pour le premier trimestre 2020, Salto risque déjà de se prendre les pieds dans le tapis.

La modernisation du secteur public de l’audiovisuel était le mot d’ordre du gouvernement d’Edouard Philippe pour pallier le retard et la faiblesse du divertissement français. La modernisation du secteur dans l’hexagone a un nom : Salto, une plateforme 100% made in France. Cependant, le marché du service de vidéo à la demande, dans lequel souhaite se positionner la plateforme, est actuellement oligopolistique. En effet, la SVOD est dominée par le géant Netflix, malgré l’arrivée de nouveaux concurrents comme Apple TV + et Disney Plus. Comment ces différentes plateformes se partagent-elles le gâteau, et surtout, quelle part reste-t-il pour le français Salto ? Entre études du marché peu prometteuses, stratégies concurrentielles et autres difficultés rencontrées, la plateforme française voit tout de même le bout du tunnel.

Premier arrivé, premier servi 

 

La SVOD est un marché particulier dont Alexandre de Cornière, chercheur dans l’économie industrielle à la Toulouse School of Economics (TSE), en définit les caractéristiques. Pour lui, ce marché est « marqué par la transformation de la consommation du divertissement en France, puisque ce secteur remplace la consommation physique par l’achat des DVD. C’est le principal mode de consommation numérique (67% du chiffre d’affaires). Il représente aujourd’hui environ 455 millions d’euros, contre 28 millions en 2013. Le taux de croissance de l’an dernier était de 83%. »

Profitant de sa position de premier arrivant, Netflix a bénéficié du « First-Mover Advantages[1] », comme l’expliquent les chercheurs Marvin B. Lieberman et David Bruce Montgomery. Trois mécanismes entrent en jeu : l’innovation, la substitution et le coût de l’offre concurrente pour le consommateur.

Malgré son statut de primo-arrivant sur ce terrain, marqué par son expérience de location de DVD en ligne et les grands bénéfices qu’il en tire, Netflix est tout de même confronté à une perte de son hégémonie sur le marché. Des concurrents comme AppleTV+ et surtout Disney Plus apportent avec eux un catalogue riche. Par exemple, Disney Plus proposera des contenus provenant de son studio d’animation mais aussi du studio Pixar, des studios Fox et Marvel. Apple TV+ apportera quant à lui le catalogue de nombreuses créations originales. Au-delà des cadres définis du marché, Netflix et ses homologues sont confrontés à la concurrence externe exercée par les plateformes de streaming illégales comme PopCorn Time et Dpstream.

Une ligne directrice est d’ores et déjà tracée. Ces différents services ont pour points communs l’ancienneté dans le domaine audiovisuel et une richesse de contenus. Une similitude qui est loin d’être partagée par la nouvelle plateforme française, désavantagée par son retard de cinq ans dans le secteur et limitée par son contenu. Mais Salto n’a pas dit son dernier mot.

Guerre de contenus

 

« Ce genre de marché est susceptible d’être dominé par une firme qu’il est très difficile de déloger », alerte le spécialiste Alexandre de Cornière. Occupant une position de dominé dans ce marché, difficile de croire que Salto pourra rivaliser avec le leader américain Netflix qui « génère 50% des revenus SVO (service vidéo) en Europe », poursuit-il. Ce pourcentage s’explique notamment par ses cinq millions d’abonnés en France en 2018. Un nombre qui ne cesse de croître en 2019.

Gare aux conclusions hâtives ! Le marché est fortement influencé par le jeu de l’offre et de la demande. La pression des abonnés oriente les contenus proposés. En effet, selon les analyses sur l’organisation industrielle, « pour conserver ses abonnés, il faut un catalogue assez riche. Les consommateurs arrêtent plus facilement leur abonnement aux services de VOD (vidéo à la demande) que ceux à une chaîne de télévision payante.» Une lueur d’espoir pour le soft-power français qui souhaite revaloriser le divertissement bleu-blanc-rouge. Afin de pallier la concurrence, Salto prévoit d’investir dans ses contenus exclusifs français.  « Une chose est sûre, il faudra beaucoup investir dans la production de contenu pour avoir une chance » affirme le chercheur au TSE.

Stratégies de distinction

 

Contrairement à ses homologues déjà lancés, Salto est une plateforme qui conjuguera le replay (la télévision de rattrapage des trois groupes) à ses programmes exclusifs, mixés à une offre de streaming vidéo calquée sur le modèle de Netflix. Julien Verlay, ex-directeur du développement commercial de France Télévisions, a déclaré durant une interview accordé à France.TV que Salto était « une plateforme numérique de télévision et non pas de la SVOD ».

Cette caractéristique la distingue des plateformes de SVOD classiques ; ces dernières reposent en majorité sur des contenus introuvables au-delà de l’interface des VOD. Salto n’a pas vocation à concurrencer les autres services de streaming mais plutôt à les compléter. Selon Alexandre de Cornière, cette méthode permet à la plateforme de s’installer en sécurité afin d’éviter « de se prendre la concurrence de plein fouet ».

Enfin, la démarcation s’opère par le coût de l’abonnement. Dans ce type de marché, le prix est une variable stratégique. Pour Alexandre de Cornière, deux points sont envisageables. « Le premier consiste à pratiquer un prix plus faible que Netflix ou Amazon. L’autre, au contraire, prévoit des tarifs plus élevés en espérant attirer un nombre suffisant d’abonnés. » Dans ce cas, Salto a d’abord misé sur un prix “cassé” et a laissé entendre la proposition d’un abonnement mensuel compris entre deux et huit euros. Le prix à débourser n’est pas encore fixé.

La guerre des contenus décourage les potentiels abonnés de Salto.

Le service proposé se divisera entre une offre basique et une offre complémentaire (premium) avec un catalogue riche et inédit en ligne, selon Julien Verlay. Faisant des tarifs de l’abonnement son fer de lance, Salto s’est positionné sur le marché avec une stratégie concurrentielle à celle de Netflix. La plateforme aura ainsi un prix presque deux fois inférieur à celui de Netflix, qui propose à ses clients trois formules allant de 7,99 à 15,99 euros. Même si le prix peut être avantageux pour Salto, les recettes de Netflix restent essentielles, lui permettant d’alimenter son budget et de diversifier son contenu.

Freiné dans son élan

 

Certes avantagé par son prix, Salto démarre toutefois avec un faible budget pour soutenir un projet d’une telle envergure. Comme le rappelle le spécialiste Alexandre de Cornière, il est essentiel pour un entrant, de disposer de capitaux pour investir dans du contenu original.

« Face à un investissement de 15 milliards par an du côté de Netflix, le français du divertissement n’en compte dans son portefeuille que 15 millions d’euros par an. »

A préciser que ces 15 millions d’euros proviennent d’un investissement initial de 135 millions d’euros, étalés sur trois ans. Les ambitions ont été revues à la hausse avec un investissement complémentaire de 250 millions sur trois ans afin de garnir le catalogue. La faiblesse du budget alarme déjà en ce qui concerne la défaillance du service.

Au maigre portefeuille de Salto s’ajoutent de lourds handicaps imposés par l’Autorité de la concurrence relative au CSA (Conseil Supérieur de l’Audiovisuel). Ces restrictions ont été notamment annoncées afin d’éviter un abus de position dominante et une concurrence déloyale dans le domaine du streaming.

Dans l’impossibilité d’obtenir une confirmation de ces informations de la part de Muriel Attal, chargée de communication du groupe France Télévisions, les rumeurs qui évoquent une impossibilité pour les trois chaînes mères (France Télévisions, M6, TF1) de réserver totalement leurs programmes exclusifs à leur plateforme ne sont pas écartées. Salto n’aura le droit de diffuser que 40% de leurs programmes et 60% de la programmation sera issue de productions externes. Pour couronner le tout, les trois groupes n’auront pas la possibilité de promouvoir leur nouveau-né sur leurs antennes respectives. Cela ajoutera un manque de visibilité à une plateforme récente qui nécessitera de la publicité pour se faire une renommée.

Un twittos réagissant aux restrictions annoncées au sujet de Salto.

Confusion entre plateformes

 

Et les difficultés s’enchaînent. Récemment, Nicolas de Tavernost, président-directeur du groupe (PDG) de M6, a annoncé que la plateforme sera en OTT (over-the-top service). Cela signifie qu’elle se trouvera uniquement en ligne et qu’elle sera indisponible sur les box et sur les abonnements Internet des fournisseurs nationaux comme SFR, Free et Orange. Un premier lancement exclusivement en ligne peut provoquer une perte des clients. Comme l’affirme le spécialiste, « Salto peut avoir une chance avec l’accessibilité que possède les trois groupes », mais cette connexion se heurte déjà à un mur. Dès lors, en possédant une clientèle diverse, mêlant jeunes et moins jeunes, la présence en ligne constituerait un frein pour les utilisateurs.

Enfin, l’éventuelle mutualisation des contenus de rattrapage et des programmes originaux questionne l’avenir des plateformes de replay existantes : 6Play, MYTF1 et France.TV. Le flou qui entoure la plateforme numérique de télévision Salto ajoute davantage de confusion entre le contenu proposé par le nouveau service et les chaînes de replay citées. Alors que Julien Verlay avait évoqué le maintien de ces plateformes de rattrapage qui « resteront accessibles gratuitement », le risque de doublon, et par conséquent la perte de clientèle, planent déjà autour de Salto.

Un internaute revient sur la confusion de contenus entre Salto et le replay sur Twitter.

« Il semble illusoire pour un entrant comme Salto de vouloir détrôner Netflix, dont le catalogue et la puissance de feu dominent largement la concurrence », conclut Alexandre de Cornière. Une conclusion au goût amer pour une plateforme qui n’a pas encore vu le jour. Mais son destin est encore incertain et la possibilité de rebondir est toujours en vue pour un Salto de qualité.

 

[1] LIEBERMAN, Marvin B. et MONTGOMERY, David B. First‐mover advantages. Strategic management journal, 1988, vol. 9, no S1, p. 41-58. https://doi.org/10.1002/smj.4250090706

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